«Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se refermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : «Je m’endors», c’est ainsi que démarre le premier volume de «A la recherche du temps perdu» qui est à la fois une sorte d'autobiographie, un roman historique, une analyse psychologique, une critique littéraire et un traité philosophique. Historien de la société PROUST, à travers sa Recherche du temps perdu, traite, avec de sublimes lueurs, de certains thèmes majeurs : l’amour et son pendant nécessaire la jalousie, la dégradation de la vie mondaine, le génie et la paresse, la rédemption par l’art. Grâce au mécanisme de la mémoire involontaire, PROUST parvient à faire coïncider la sensation éprouvée dans le moment présent avec celle du moment éloigné. «Proust a fait avancer l’introspection, la conscience que l’homme prend de lui-même, dans une mesure qui l’égale des meilleurs moralistes de tous les temps» écrit Léon DAUDET. Cette évocation onirique est d’inspiration freudienne : «je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois» écrit PROUST qui se remémore de son enfance à Combray. Suivant Jacques RIVIERE, PROUST a contribué «à l’invention d’une nouvelle manière d’attaquer les sentiments et les sensations». Portraitiste, mémorialiste, romancier et moraliste, Marcel PROUST résume, lui-même, ainsi sa Recherche : «Mon livre est l’histoire de toute une vie. Je prends mon héros depuis l’enfance et je le suis à travers sa vie mondaine, ses amours et ses plaisirs, jusqu’à sa retraite, où il s’enferme pour se consacrer à la création». Le problème littéraire majeur de PROUST est celui de reconstituer l’intégrité d’une vie psychique, de combler les lacunes de la mémoire. Il a fouillé dans la poubelle de notre subconscient «Proust veut apporter un élément nouveau, fait d’observations insoupçonnées, de coins mystérieux de la nature humaine, grandeurs et puissances demeurées jusqu’ici cachées» écrit Gabriel de la ROCHEFOUCAULD. D’une mémoire prodigieuse, si PROUST a pu reconstituer le paradis perdu de Combray, c’est grâce à la petite madeleine trempée dans le thé. Ces considérations débouchent sur cette vérité : si le temps efface tout, il ne peut pourtant pas effacer le souvenir, car l’essence des choses reste éternelle, et peut être ressentie tant dans le moment actuel que dans un temps éloigné. Ce à quoi s’intéresse PROUST, ce n’est point la description de la réalité, mais la psychologie dans le temps, une sensation vécue aussi bien, dans le passé que dans le présent, il veut édifier avec sa Recherche du temps perdu «une cathédrale du souvenir». La mémoire involontaire permet finalement de retrouver le temps perdu et d’échapper aux entraves du temps, pour être capable d’y vivre en dehors. Suivant BRUNEL, Marcel PROUST, en s’inspirant des théories d’Henri BERGSON et de Sigmund FREUD (1856-1939), a bâti un «édifice immense du souvenir» en attachant de l’importance aux sensations passagères mais bouleversantes qu’éveille la fugacité des êtres et des choses «Proust et Freud inaugurent une nouvelle matière d’interroger la conscience ; Ils rompent avec les indications du sens intime ; ils ne veulent plus y demeurer parallèle ; ils attendent, ils guettent, au lieu des sentiments, leurs effets», écrit Jacques RIVIERE. En effet, PROUST réussit à briser les entraves classiques du temps et de l’espace, se rendant capable de se promener à son gré dans le passé, le présent et le futur, tel le maître du temps. Si le temps s’écoule sans qu’on puisse l’arrêter, le souvenir et la mémoire nous permettent de retrouver le temps perdu. Le temps qui passe nous éloigne de merveilleux instants du passé, mais la mémoire involontaire et l’effort volontaire de la mémoire concourent à annuler cette distance, et finissent par ramener le passé dans le présent, contribuant à l’emporter sur le temps. Les entraves du temps sont brisées, le temps perd deviendra finalement un temps retrouvé. La Recherche, «plus que le regret ou le délice d’instants vécus au hasard, c’est peut-être surtout l’exhumation de tous les moi de Proust», écrit Jacques RIVIERE.
«La Recherche est un désir d’écrire» dit Roland BARTHES. C’est, avant tout, une histoire de la vocation littéraire de PROUST, à travers son monde intérieur, un monde psychologique visant à intégrer à cette somme la totalité de son expérience d’homme et de sa réflexion sur l’art. Marcel PROUST considérait Gustave FLAUBERT (1821-1880) comme un précurseur et comme l'écrivain qui «le premier a mis le temps en musique». PROUST admirait dans «l'Éducation sentimentale» un «blanc», un énorme «blanc» qui indique un changement de temps soudain d'une dizaine d'années. Paul SOUDAY reproche à PROUST une surabondance de menus faits et une insistance à en proposer des explications, ainsi qu’un style obscur : «cette obscurité, à vrai dire, tient moins de la profondeur de sa pensée qu’à l’embarras de l’élocution. M. Marcel Proust use d’une écriture surchargée». SOUDAY pense que « Du côté de chez Swann est mal composé, aussi démesuré que chaotique, «mais qu’il renferme des éléments précieux dont l’auteur aurait pu former un petit livre exquis». En fait, le style de PROUST, reflet parfait du mouvement de sa pensée est particulièrement original. «Marcel Proust a beaucoup de talent. (…). Il a une imagination luxuriante, une sensibilité très fine, l’amour des paysages et des arts, un sens aiguisé de l’observation réaliste et volontiers caricatural» précise SOUDAY. «Marcel Proust, comme tant d’autres écrivains contemporains, est avant tout un impressionniste. Mais il se distingue de beaucoup d’autres en ce qu’il n’est pas uniquement, ni même principalement, un sensoriel : c’est un nerveux, un sensoriel et rêveur» rajoute SOUDAY. En effet, le roman proustien, ce n'est pas seulement de la psychologie, mais de la psychologie dans le temps. Ses longues phrases, qu’on lui reproche parfois, expriment les profondeurs de l’âme humaine qui exige une sorte d’abandon du flux de la pensée «La phrase de PROUST épouse le tout d’un moment ; elle tend une sorte de filet indéfiniment extensible qui traîne sur le fond océanique du passé, en ramasse toute la flore et la faune à la fois», dit Henri GHEON. La phrase proustienne contient à la fois la description du cadre et des gens plus une analyse extérieure et intérieure du héros. En effet, chez PROUST, l’intrigue de la Recherche est invisible c’est parce que le récit raconte la découverte de son sujet : la vocation ignorée du héros qui a pour mission d’écrire le livre que nous en sommes en train de lire et qui est en lui. Marcel PROUST est un grand, mais le lire demande du courage et de la persévérance. En effet, contrairement au roman balzacien, le déroulement du récit n’est ni linéaire ni chronique. Le récit suit plutôt le temps de la psychologie du narrateur, qui se déroule de façon non chronique, induisant ainsi une opposition entre connaissance intuitive et raisonnement ordinaire. C’est la déraison qui l’emporte sur la raison dans l’oeuvre proustienne. A l’encontre du roman traditionnel, PROUST, délibérément, relègue au second plan l’action, l’intrigue, le temps chronique et linéaire, en particulier, les personnages typiques qui vivent dans les milieux typiques, et ses romans n’obéissent nullement aux règles du récit classique. Ce qui compte dans son ouvrage capital, c’est le temps. En effet, Marcel PROUST consacre une rupture avec la tradition littéraire, le personnage est d’abord secondaire, selon Aristote, qui considère qu’il est toujours subordonné à l’action ; c’est l’intrigue qui commande le récit, celui qui agit n’intervenant que secondairement. Si le roman devient le règne du personnage, c’est que celui-ci n’est plus seulement un rôle, mais une entité existentielle et psychologique de plus en plus individualisée. Henry JAMES (1843-1915) renverse ainsi les termes du postulat aristotélicien : «qu’est-ce que l’action sinon l’illustration du personnage ?». Aussi le personnage est-il le pilier de l’invention et le nerf du plaisir de lecture propre au roman. Si le monde anglo-saxon a classé Marcel PROUST, dans le mouvement littéraire de "Stream of Conciousness" (courant de conscience, monologue intérieur), un peu comme chez Virginia WOLF et James JOYCE, en fait il n’appartient à aucune école. Spécialiste de l’autofiction, Marcel PROUST développe une théorie anti-essentialiste. Pour lui, l'imaginaire n'est pas l'instrument qui révèle l'essence inaltérable des choses, mais sert de médiation entre le monde extérieur et le monde intérieur. PROUST ne cesse d'affirmer que l'imaginaire est une interface où prennent consistance les être aimés, les souvenirs lointains et l'oeuvre artistique dans une continuelle métamorphose qui plie le monde extérieur au jeu de nos désirs. Observateur solidaire du système observé, et donc changeant avec lui, Marcel PROUST, à travers son regard critique n’est pas en dehors du monde qu’il décrit mais qui occupe dans ce monde une position précise, mobile et changeante selon les aléas de sa vie. Dès les premières lignes de Swann, cette relativité de toute observation, et même de toute perception, est étudiée et démontrée à propos d’un phénomène familier de la vie : le sommeil. Dans la suite de l’œuvre, elle est l’un des thèmes fondamentaux et récurrents du récit ; on a le sentiment que PROUST ne cesse de penser à ce proverbe arabe qui affirme que celui qui vit assez longtemps verra tout et le contraire de tout. Sa contribution littéraire est l’histoire d’un monde qui change perpétuellement. Mais cette œuvre si pessimiste, si noire, qui devrait nous anéantir dans le désespoir, se lit dans un bonheur de chaque minute et nous laisse, après l’avoir lue, une très forte impression, un trouble de notre esprit, un transport et un émerveillement. De ce point de vue, Marcel PROUST incarne le génie français. «L’œuvre de Proust est du moins pour moi, l’œuvre de référence, la mathesis générale, le mandala de toute la cosmogonie littéraire», dit Roland BARTHES.
Dans la Recherche du temps perdu, l’Amour et donc la jalousie, tiennent une place considérable, comme l’avarice, l’ambition et la cupidité dans les romans d’Honoré de BALZAC. «La Recherche est une quête de l’amour, vaine et navrante poursuite d’un mirage délicieux, qui se dérobe et se renouvelle sans cesse dans le désert sentimental où l’amour est exilé» dit PROUST dans ses correspondances. L’impossibilité de l’amour, son mensonge et son tourment, dérivent de la nature même de l’homme, de sa tragique solitude. Tout amour est faux, l’amour n’existe pas. Romancier de l’amour, Marcel PROUST s’est fait un nom dans l’histoire du cœur, notamment l’amour du narrateur pour Gilberte. L’homme projette dans la femme aimée l’état de sa propre âme, et c’est dans la profondeur de cet état que réside tout ce qui est important dans cette passion. Mais les personnages de Marcel PROUST ne procréent pas. L’amour n’est donc pas, pour PROUST, «quelque chose qui forme des couples, ce serait plutôt quelque chose qui empêche d’en former» dit Emmanuel BERI. «Ces êtres que décrit Marcel PROUST, c’est des personnages de fuite, c’est-à-dire l’absence qu’à la présence à la fois de l’être aimé», dit BERI. Marcel PROUST, dans sa Recherche, fait allusion aux qualités qui rendent une personne à la fois désirable et plus saisissable qu’une autre. En amour, il n’y a aucune règle. N’importe qui peut aimer n’importe qui. Ainsi, l’amour Albertine ne tient pas à ce que c’est elle, mais ce que c’est lui. Comme PLATON, Marcel PROUST pense qu’on aime les qualités et non pas les personnes, la Beauté. Si un amant est sensible à certaines qualité de l’être qu’il aime, ce ne sera pas celles que cet être possède réellement, mais celles qu’il a lui-même conférés, par un oukase arbitraire de son esprit. C’est souvent l’attitude de Marcel PROUST envers l’amitié qui révèle, le mieux, selon lui, l’idée que l’on se fait de l’amour, jusqu’à ce que la jalousie entre en jeu : «Ma vie avec Albertine n’était, pour une part, quand je n’étais pas jaloux, qu’ennui, pour l’autre part, quand j’étais jaloux, que souffrance» dit-il. L’amitié et l’amour se ressemblent. Mais l’amitié n’existe pas ; elle est à la fois impuissante et futile. Flagorneur, avec un désir de plaire, Marcel PROUST recherchait désespérément l’admiration et l’amitié des autres ; il «proustifiait» : «ce que j’ai le plus aimé en toi, ce n’était toi-même, mais moi, plutôt toi-même par rapport à moi, le charmant, le doux ton de ton éloge» dit-il. Finalement, pour Marcel PROUST l’amour est un début de la névrose, une régression narcissique. L’amour est considéré en tant qu’illusion faite de mensonge et meurt de fatigue. En définitive, l’amour a rendu à Marcel PROUST à la solitude. La solitude, l’une des pièces maîtresse de la recherche du temps perdu, est le fruit splendide des souffrances rédemptrices que lui a causé l’amour. Face à ses déceptions amoureuses, ses souffrances, Marcel PROUST déforme les réalités extérieures qu’il substitue à une réalité intérieure fondée sur nos mémoires. L’œuvre d’art est le salut et nous hisse hors du temps perdu, vers un temps retrouvé ; elle seule confère une certaine immortalité. Si l’œuvre d’art est une fin, l’amour est le moyen unique. A force de nous mentir, l’amour nous révèle la grande vérité, à savoir «qu’il n’y a pas de vérité hors de notre esprit et de notre cœur» dit PROUST. De ce point, l’amour étant une exaltation dans la solitude et la souffrance, «il n’y a pas d’amour heureux» suivant Louis ARAGON.
En s’inspirant du mémorialiste SAINT-SIMON et des contes des Mille et une nuits, avec un narrateur, des personnages enchâssés, ainsi que leurs vices et vertus, Marcel PROUST, dans sa Recherche du temps perdu, a étudié, ce qui a été délaissé par ses devanciers : la haute société aristocratique du Faubourg de Saint-Germain-des-Prés. S’il évoque les domestiques, comme Françoise qui incarne Céleste à Combray et à Paris ou ses mignons dans les grands hôtels qui lui accordé des faveurs sexuelles, les paysans majoritaires à son époque et les prolétaires sont quasi absents de la Recherche du temps perdu. En fait, PROUST historien et sociologue de «ces gloires périmées», avec comme héros, Swann, Verdurin et les Guermantes, a nous a légué une peinture de leurs plaisirs, leurs vices, la tristesse de leur vie malheureuse et leur égoïsme. En effet, Marcel PROUST dépeint la noblesse comme une société inintelligente, décadente et vicieuse, avec satire et réprobation «Les plaisirs mondains causent, tout au plus, le malaise provoqué par l’indigestion d’une nourriture abjecte» dit-il. Cependant, le snobisme ou désir de se mêler à la société, ne détruit pas l’esprit de vérité. «Se plaire dans la société de quelqu’un parce qu’il a eu un ancêtre aux croisades, c’est la vanité ; l’intelligence n’a rien à voir avec cela. Mais se plaire dans la société de quelqu’un parce que le nom de son grand-père se trouve dans Alfred de VIGNY ou CHATEAUBRIAND (…), voila où le péché de l’intelligence commence» dit notre PROUST qui joue au naïf, comme s’il ne connaissait pas les codes de la haute société, fait ressortir la cocasserie et le profond comique des situations, provoquant l’hilarité. Dans son aventure de la mémoire, loin d’être purement obséquieux, Marcel PROUST dénonce les préjugés bourgeois et le snobisme à rebours. PROUST manipule, à haute dose, et avec une grande finesse, l’ironie et la satire aux pays de l’extravagance des mœurs de la haute société. Il souligne ainsi le caractère risible et la bêtise du snobisme «Marcel PROUST est un observateur de la vie parisienne, reçu dans les salons, dont il scruta les mystères avec sympathie, avec un art minutieux du détail, et une délicatesse exquise» dit Jacques-Emile BLANCHE, un portrait de l’auteur. En fait, Marcel PROUST semble voir dans la bourgeoisie un commencement d’imitation de la noblesse, surtout dans le mauvais sens, pour ses fautes et ses vices.
Pour Gilles DELEUZE (1925-1995), philosophe français, la recherche du temps perdu n'est pas un exercice de mémoire, volontaire ou involontaire, mais, au sens le plus fort du terme, une recherche de la vérité qui se construit par l'apprentissage des signes. Il ne s'agit pas de reconstituer le passé mais de comprendre le réel en distinguant le vrai du faux. Gilles DELEUZE, lecteur de PROUST, est aussi l'interprète de BERGSON, NIETZSCHE ou SPINOZA. L'intelligence de l'œuvre est, certes, un plaisir de l'esprit ou une dégustation des sens. Elle est aussi un chemin de la connaissance. En effet, Gilles DELEUZE avance l’idée que, pour l’essentiel, la recherche du temps perdu est une interprétation des signes, des signes de l’Amour, de la mémoire et de l’aristocratie. Les signes mondains, ceux émis par les snobs, sont les plus curieux et dérisoires, car ils ne correspondent à rien. En effet, l’ambition mondaine demande une farouche énergie pour conquérir du vent, quelque chose d’impalpable, d’inexistant. Ce qui force à penser, c’est le signe. Le signe est l’objet d’une rencontre ; mais c’est précisément la contingence de la rencontre qui garantit la nécessité de ce qu’elle donne à penser. «L’acte de penser ne découle pas d’une simple possibilité naturelle. Il est, au contraire, la seule création véritable. La création, c’est la genèse de l’acte de penser dans la pensée elle-même. Or cette genèse implique quelque chose qui fait violence à la pensée, qui l’arrache à sa stupeur naturelle, à ses possibilités seulement abstraites. Penser, c’est toujours interpréter, c’est-à-dire expliquer, développer, traduire un signe. Traduire, déchiffrer, développer sont la forme de la création pure» dit Gilles DELEUZE dans son ouvrage «Proust et les signes».
Dans son ouvrage, «Proust antijuif», Alessandro PIPERNO pense que la Recherche est un chef-d’œuvre de dissimulation, certainement pas d’exhibitionnisme. Selon lui, les raisons de l’aversion de PROUST pour la biographie sont «personnelles et névrotiques». C’était sa vie d’homosexuel insatisfait et de salonard que le tribunal spécial de sa conscience jugeait indigne d’être relaté. C’était son origine petite-bourgeoise qui le dégoutait. PROUST a écrit sa Recherche pour ne pas s’exposer en public. Son histoire était irracontable c’est pour cela que PROUST a créé un monde épuré, sidéral et artificiel, «une forteresse pleine de passages secrets et de ponts levis». Suivant PIPERNO, Marcel PROUST avait manifestement honte de sa judéité, de son homosexualité, de son snobisme et de son insignifiance sociale. Par conséquent, il a déversé dans sa Recherche «tout son ressentiment d’homme incomplet et insatisfait». A la Belle époque, siècle de la duperie fondé les ténèbres de xénophobie, du fondamentalisme chrétien et du revanchisme militariste, Marcel PROUST a mis en scène le spectacle de l’humiliation : «sa généalogie juive avait représenté pour lui, dès le départ, une blessure angoissante, avec lesquels régler les comptes de la seule façon qui était la sienne : l’ambiguïté». Les critiques d’Alexandro PIPERNO me semblent excessives et tranchées. En effet, le snobisme qu’il a, en fait, dénoncé, serait la face présentable de la haine. Une partie de ses amis de l’aristocratie (Mme STRAUSS-BIZET, Mme Léontine LIPMANN dite ARMAN de CAILLAVET), et Marcel PROUST, avaient soutenu Alfred DREYFUS. Dans sa Recherche du temps perdu, Marcel PROUST étant un demi-juif, a une inclination, certes, pour la société catholique : «si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre, ma mère est juive, vous comprenez que c’est une raison assez forte, pour que je m’abstienne de ce genre de discussion» dit PROUST. Il n’en reste pas moins, et que le principal personnage de la Recherche du temps perdu, Charles Swann, inspiré principal de Charles HAAS, venu de la haute bourgeoisie, mais accepté dans l’aristocratie parisienne, est un Juif. Le personnage de Swann, riche, généreux, cultivé, véritable amateur d’art et de musique, ressemble, à s’y méprendre, à Marcel PROUST. Notre auteur a rendu compte des polémiques de l’époque qui avaient violemment divisé la société française. Ainsi, dans la Recherche, M. Verdurin est dreyfusard, la duchesse des Guermantes, est nationaliste et prétend être dreyfusarde, pour paraître intellectuelle, et le duc des Guermantes voit là une affaire non pas religieuse et politique. Certains membres de l’aristocratie sont ouvertement antisémites et antinationalistes. Marcel PROUST ne fait que rendre compte de ces déchirements de son époque.
Enfant de la IIIème République, élevé dans la laïcité, Marcel PROUST n’est pas religieux d’où tout le culte qu’il voue l’art : «la première caractéristique universelle de tout grand art est la tendresse, comme la seconde est la vérité» dit-il. La réalité est de nature spirituelle ; elle se forme et réside dans l’esprit : «la meilleure part de nous, dans un souffle pluvieux, dans l’odeur renfermé d’une chambre ou l’odeur d’une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-même, ce que notre intelligence, n’en ayant pas l’emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui, quand toutes les larmes sont taries, sait nous faire pleurer encore» dit PROUST. La manière dont on voit le monde extérieur est subjective ; il y a autant d’univers «qu’il existe des prunelles d’intelligence et d’inintelligence humaines qui s’éveillent tous les matins» dit PROUST. Par conséquent, l’idéal d’art remplace celui de Dieu. Agnostique, la Recherche du temps perdu montre que, pour PROUST, l’art devint le but suprême de la vie, non pas un art reproduction de la nature, mais un art qui apprend à voir autrement, à «soulever le voile de la laideur de l’insignifiance qui nous laisse incurieux de tout». Le secret de la beauté et de la vérité sont les buts de sa vie. Admirateur des impressionnistes, notamment de Claude MONET, le personnage d’Eltsir dans la Recherche est l’artiste qui incarne la peinture. C’est RUSKIN qui le fait découvrir l’architecture, en particulier l’art gothique. L’influence de la musique Wagnérienne est manifeste dans son œuvre. La musique possède le pouvoir d’évoquer les secrets les plus profonds de l’âme humaine et la musique comme moyen d’analyse psychologique surplombe tout le reste de l’art. Finalement, pour Georges CATTAUI, le héros de PROUST est comme celui de DANTE, c’est un homme au milieu du chemin de la vie, aux portes des Enfers et du Paradis, et qui accède enfin à la Béatitude. Mais, Marcel PROUST est un dissimulateur ; sa vie est aussi mystérieuse que son œuvre ; son «aventure intérieure», à travers sa Recherche du temps perdu, occulte certains aspects de la sa personnalité, comme l’homosexualité, le mysticisme et la recherche de la vérité. «Si relativiste que doive devenir sa conception de l’amour, il ne doutera jamais de l’amour maternel, de la tendresse en amitié, du devoir d’être bon» dit André MAUROIS.
Marcel PROUST prétend que «dans toute ma vie, j’ai fort peu pensé à moi». Suivant Pietro CITATO, cette phrase est surprenante quand on songe que Proust est un infatigable ver à soi, mais cette idée est exacte «Proust ne pensait pas à lui-même, prêtait peu attention à son moi, ne s’intéressait pas à sa propre personne. (…) Même s’il apparaissait comme un jeune Narcisse, aérien et scintillant». En fait, héros de son œuvre, Marcel PROUST, un stratège de la dissimulation n’a pas voulu parler directement de lui ; ce n’est pas, du moins, une autobiographie classique ; PROUST a conduit une étude de sa vie intérieure ; il a avancé masqué. Sa contribution littéraire est un roman historique au même titre que la Comédie humaine de BALZAC, la fusion de la classe aristocratique et bourgeoise, au temps de la Belle époque en est le thème principal. Si la dimension politique est négligeable dans cette vaste étude sur la Recherche du temps, perdu ce qui a passionné Marcel PROUST, c’est la psychologie de l’individu, dans ses rapports avec la société et les contrastes entre les classes de la haute société. C’est donc la vie intellectuelle et artistique qui domine dans le champ de son observation. L’art remplace l’idée de Dieu, et la peinture, la musique et l’architecture sont des éléments d’analyse psychologique. En penseur métaphysicien, Marcel PROUST a bâti une cathédrale de sensations : « si les écrivains souffrent d’une pauvreté d’idées, «Proust souffrait d’une surabondance d’idées, de sensations, de sous-sensations et de sous-sentiments» écrit CITATI.
La diversité des sujets, l’originalité et la complexité de la méthode de Proust nécessitent l’étude de ses sources et de ses influences. Marcel PROUST puise son inspiration dans tous les espaces familiaux, artistiques et aristocratiques, dans la nature, ainsi que dans son génie.
I – La Recherche et le paradis perdu de l’enfance
La Recherche du temps perdu est dédiée à l’amour, fusionnel, pour sa mère et c’est une immense cathédrale du souvenir.
A – La Recherche est une célébration de la figure votive de la mère
Blessé de la vie, écorché vif, «La Recherche du temps perdu», est inséparable de l’expérience intime de Marcel PROUST. Si l'écrivain a pour fonction de traduire sa vie, les aliments qui nourriront son œuvre devront être cherchés dans son propre passé et non pas dans le présent ni dans le passé d'autrui. Il n'est question que de nous-mêmes : «Je compris que tous ces matériaux de l'œuvre littéraire, c'était ma vie passée ; je compris qu'ils étaient venus à moi […] sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante».
Son père, Achille Adrien PROUST (1834-1903), un médecin, aurait aimé qu’il s’affirmât, soit capable de surmonter ses angoisses et ses crises nerveuses et devienne un haut fonctionnaire de l’Etat. Le manque de volonté, la santé délicate et l’incertitude qui était projetée de son avenir, préoccupait grandement le père de PROUST. «La concession qu’elle (la mère) faisait à ma tristesse et à mon agitation en montant m’embrasser, en m’apportant ce baiser de paix, agaçait mon père qui trouvait ces rites absurdes» écrit PROUST. Il avait un jeune frère, Robert PROUST (1873-1935) devenu, comme son père médecin et qui est absent de la Recherche du temps perdu. Né au numéro 96 rue de la Fontaine, devenue avenue Mozart, à Auteuil le 10 juillet 1871, chez l’oncle sa mère Louis WEIL, pendant les événements de la Commune de Paris, et issu d’une famille de la bourgeoisie parisienne, Marcel PROUST est, dès l’enfance, entouré de soins maternels, et élevé dans un milieu très privilégié. C’est là, dans cette maison détruite en 1895, que Georges PAINTER situe l’incident du baiser refusé au soir de la visite de Swann. C’est en revenant d’une de ces promenades du Bois de Boulogne, situé à proximité d’Auteuil, que Marcel, âgé de 9 ans, eut sa première crise d’asthme et faillit mourir dans les bras de son médecin de père. En raison de cette maladie, la relation avec la mère est si exclusive et absolue que Marcel lui écrit : «J’aime mieux avoir des crises d’asthme et te plaire que te déplaire et ne pas en avoir». En effet, on sent une grande complicité avec la mère, cette figure votive qui illumine toute son œuvre, et qu’il idolâtre. A la question : "Quel serait votre plus grand malheur ?", Marcel PROUST avait répondu : «Etre séparé de maman». Le baiser du soir de la mère représente un amour qui apaise : «Quand ma mère m’avait quitté, sans m’avoir calmé par un baiser, je voulais m’élancer sur les pas d’Albertine. Et, je pleurais toute la nuit» dit-il. «La prisonnière», c’est la mère retrouvée. La séquestration d’Albertine, prolonge à l’infini le bonheur familial. Dans le cœur de l’enfant, comme dans le cœur de l’amant, la place est prise par la mère.
Sa mère, Jeanne Clémence PROUST, née WEIL (1849-1905) issue d’une famille juive venue d'Alsace et d'Allemagne, est possessive, aimante, omniprésente même après sa mort dans l'œuvre de son fils ; elle l'a protégé, éduqué, influencé, bien au-delà de l'image pieuse du baiser nocturne dans A la Recherche du temps perdu. Jeanne, mariée à 21 ans avec un brillant médecin de quinze ans son aîné ; deux esprits libres, deux êtres qui s’aimeront mais que tant de choses séparent : elle est juive, il est catholique, elle vient d’une famille de la grande bourgeoisie, il est fils d’un épicier beauceron, elle est férue d’art et de littérature, c’est un homme d’action rationnel que ces conversations ennuient. Bonheur pour Jeanne, son aîné sera un petit être délicat en qui son éducation littéraire trouvera un grand écho. L’influence et les sentiments qui liaient Marcel et sa mère, Jeanne, ont été décisifs dans la construction et les intentions de l’œuvre de Proust. La vocation littéraire de Marcel PROUST est bien accueillie par sa mère. De sa mère, PROUST a hérité le regard qui ne s’arrête pas aux apparences, la beauté grave et le goût des choses de l’esprit. Enfance douillette et enchantée, adolescent fragile, chez Marcel PROUST l’introspection est une ancienne habitude, écrire est un besoin essentiel. C’est Madame PROUST qui lui transmet ses goûts littéraires et artistiques et lui donne les clés pour diriger son travail d’écriture : discipline et fermeté. Elle va même jusqu’à l’aider dans son entreprise de traduction du philosophe et esthète anglais John RUSKIN, que Proust admire «mon admiration pour RUSKIN donnait une telle importance aux choses qu’elles semblaient chargée d’une plus grande valeur que celles de la vie» dit-il. De cette collaboration paraîtront La Bible d’Amiens (1904), et Sésame et les Lys (1906). Les rares voyages (Amiens, Venise, Rome) effectués d’abord avec sa mère, puis seul en Hollande où Marcel découvre la Vue de Delft de Vermeer nourriront Le Temps perdu. John RUSKIN aura une influence durable sur la recherche du temps perdu, à travers les associations qui livrent la clé du temps passé enfoui dan la mémoire, les cheminements de l’intuition dans les champs inexplorés de l’inconscient, l’évolution perpétuelle de la personnalité dans la durée, les insuffisances de la seule intelligence pour comprendre et saisir la vie, la souveraineté de l’art, ainsi que la réalité du monde.
Doté d’un don d’observation exceptionnel et d’un esprit créatif et pénétrant, écrivain sensible Marcel PROUST restitue ses émotions, à travers la qualité de son expression écrite. Ainsi, de retour d’une promenade, tout à coup il aperçoit les deux clochers de Martinville-le-Sec. L’âme du jeune Marcel est envahie par une joie inexprimable. Au cours d’une autre promenade avec Andrée, PROUST découvre un buisson d’aubépines défleuries et s’arrête attendri. Il se remémore son enfance à Combray, et de ses souvenirs d’enfance émergent le clocher de Saint-Hilaire, le jardin de Combray, la Vivonne, les nymphéas, le petit raidillon et Gilberte : «Soit que la foi crée, soit tarie en moi, soit que la réalité ne se forme dans la nature, les fleurs que l’on me montre (…) ne semblent pas de vraies fleurs. Le côté de Méséglise, avec ses lilas, ses aubépines, ses bleuets, ses coquelicots, le côté de Guermantes, avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d’or, ont constitué à tout jamais pour moi la figure du pays où j’aimerais vivre» dit-il. Il aimait aussi les lilas qui lui rappelaient son enfance : «quand les soirs d’été le ciel harmonieux gronde comme une bête fauve et chacun boude l’orage, c’est aux côté de Méséglise que je dois rester seul en extase à respirer, à travers le bruit de la pluie qui tombe, l’odeur d’invisibles et persistants lilas» dit-il. La nature c’est «le trésor caché, la beauté profonde» dit-il.
Marcel PROUST grandit dans un milieu privilégié. Sa mère, ainsi que sa grand-mère qui l’ont soutenu dans son ambition et sa vocation littéraire, affectionnaient la littérature classique, notamment Racine, George SAND et Madame de SEVIGNE. C’est sa grand-mère qui lui fit aimer et comprendre l’art impressionniste et lui transmit l’amour passionné des beautés simples, mais authentiques du monde extérieur. Il régnait entre eux une grande complicité ; il avait, pour sa grand-mère, une dévotion profonde : «je savais que j’étais avec ma grand-mère, si grand chagrin qu’il y eût en moi, qu’il serait reçu dans une pitié plus vaste encore ; que tout était mien, mes soucis, mon vouloir, serait, en ma grand-mère, étayé sur un désir de conservation et d’accroissement de ma vie autrement plus fort que celui que j’avais moi-même» dit Marcel PROUST. C’est sa grand-mère qui l’a appris à avoir des lectures exigeantes «ma fille, dit-elle à ma maman, je ne pourrais me décider à donner à cet enfant quelque chose de mal écrit» dit PROUST qui lisait les poésies de Musset et les romans champêtres de George Sand dont les expressions, tombées en désuétude et redevenues imagées, «exercent sur l’esprit une heureuse influence en lui donnant la nostalgie d’impossibles voyages dans le temps». Les procédés de narration de George Sand, dans «François le champi», excitent la curiosité et l’attendrissement, éveillent l’inquiétude et la mélancolie. En définitive, dans ses suggestions de lecture, sa grand-mère a éliminé la banalité commerciale, du moins, a essayé de la réduire, afin «d’y substituer pour la grande partie de l’art encore, d’y introduire plusieurs épaisseurs d’art». Sa grand-mère voulait qu’il puisse tirer un profit intellectuel de ses lectures afin que celles-ci «procurent les belles choses en nous apprenant à chercher notre plaisir ailleurs que dans les satisfactions d bien-être et de la vanité».
Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. La mort de sa grand-mère et sa réminiscence évoque la compréhension humaine de la douleur et du souvenir qui surgit après sa disparition, quand quelques années plus tard, dans un hôtel un domestique l’aide à se déchausser de ses bottines, des sanglots le secouent et des larmes coulent à ses joues : «l’être qui venait à mon secours, qui me sauvait de la sécheresse de l’âme, c’était celui qui, plusieurs années auparavant, dans un moment de détresse et de solitude identiques, dans un moment où je n’avais plus rien que moi, était entré, et qui m’avait rendu à moi-même, car il était moi, plus que moi» dit Marcel PROUST. La mort de la grand-mère de PROUST est l’un temps fort de la Recherche du temps perdu où l’auteur invoque les élans, les chants, surtout l’éternel recommencement, comme l’incessant besoin de respirer, de la mort d’Yseult : «Si Wagner a jamais assisté à une telle mort, lui qui a fait entrer dans sa musique tant de rythmes de la nature et de la vie, depuis le reflux de la mer jusqu’au martèlement du cordonnier, et des coups du forgeron au chant de l’oiseau, on peut croire, s’il a jamais assisté à une telle mort qu’il a dégagé pour les éterniser dans la mort d’Yseult les inexhaustibles recommencements. Au pied du lit, convulsée par tous les souffles de cette agonie, ne pleurant pas mais par moments trempée de larmes, ma mère avait la désolation sans pensée d’un feuillage que cingle la pluie et retourne le vent» dit PROUST.
«Sa chambre de malade a été sa tour de Montaigne» écrit Albert THIBAUDET. Ou encore suivant Jacques RIVIERE : «Toute la vie maladive de Proust est une économie de forces, une lutte contre la mort, une préservation de ce qui est, de ce qui fut». L’état pathologique de PROUST (insomnies et crises d’asthme) a influencé sa créativité littéraire «Quand j’étais tout enfant, le sort d’aucun personnage de l’histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l’Arche pendant quarante jours» écrit PROUST dans «Les Plaisirs et les Jours». De façon mystique, il ajoute que «les malades se sentent plus près de leur âme». En effet, PROUST est un enfant fragile couché dans un lit douillé, les yeux ouverts, et émerveillé par la beauté de l’art : «il arrive souvent que le plaisir qu’ont tous les hommes à revoir les souvenirs que leur mémoire a collectionnés est plus vif par exemple chez que la tyrannie du mal physique et l’espoir quotidien de sa guérison» dit-il. PROUST prit l’habitude de dormir le jour et de travailler, ardemment et sans relâche, la nuit. De sa réclusion, de sa souffrance physique, naîtra une grande introspection, un besoin compulsif de rassembler ses impressions, se déverser dans les mots. Il s’engage dans une œuvre qui le dévore incessamment et l’entraîne dans une lutte impossible et inégale avec le temps destructeur, vecteur de l’angoisse et la mélancolie créatrices, et matière même de l’écriture. Sa mère cultivée, édifie avec ce fils une relation fusionnelle fondée sur l’anxiété et l’exigence réciproque. Le jeune Marcel, adolescent, se retire dans l’ombre silencieuse de sa chambre pour lire et écrire. Marcel PROUST aimé lire et il a consacré un ouvrage sur la lecture : «il n’y a peut-être pas de jour de notre enfance que nous ayons si pleinement vécu que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passé avec un livre préféré». Et PROUST d’ajouter «s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers d’autrefois que nous avons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus». Selon PROUST, la lecture doit toute la vie rester un acte magique, une source d’émotion. Véritable clé pour lire et comprendre À la recherche du temps perdu, son livre sur la lecture, qui servit de préface à la traduction de Sésame et les Lys de RUSKIN, met déjà en place ce qui deviendra la poétique proustienne. Pour PROUST, la lecture serait «magique comme un profond sommeil». Cette idée serait à mettre en parallèle non seulement avec celle de Sigmund Freud, pour qui la joie qu'on éprouve en présence d'une oeuvre d'art serait plutôt comparable à «une légère narcose».
Par ailleurs, la passion amoureuse et la douleur qui résultent de sa maladie, sont une source d’inspiration littéraire. Marcel a grandi au 9 boulevard Malesherbes et allait retrouver aux Champs-Elysées une bande de jeunes filles, et dont, l’une d’elles, devient l’héroïne de la Recherche, «Gilberte». PROUST avait des amours platoniques pour la Comtesse GREFFUHLE, née Elizabeth de CARAMAN-CHIMAY (1860-1952), véritable légende vivante dans le Paris incandescent de la Belle Epoque. "Je n'ai jamais vu une femme aussi belle", écrit à son propos le jeune PROUST. Il éprouva une passion amoureuse platonique pour Louisa de MORNAND qui ressemble au personnage de Rachel, la maîtresse de SAINT-LOUP. «Une observation aiguë, une mémoire remarquable, l’analyse pénétrante de lui-même, une divination extraordinaire lorsqu’il s’agit des autres, sont les qualités qui distinguent son esprit» dit Marie-Elisabeth BEEBE. Il voudrait se consacrer à l’essence des choses, au pouvoir évocateur de la mémoire. Il se documente auprès de ses amis, des domestiques, et diverses sources qu’il enrichit avec son imagination et son sens de l’observation. Il fréquentait les salons littéraires, le Ritz, le Bœuf sur le toit où il regardait, avec curiosité les danses modernes et les revues nègres. «Son œuvre est fondée sur l’idée d’instabilité, la mémoire involontaire, la remontée accidentelle des impressions assoupies au fond du souvenir sur lequel reposerait toute reconstitution du passé» dit Albert FEUILLERAT.
Quand son père mourut, PROUST réalisa le rêve qu’il avait caressé dans son «Jean de Santeuil», de vivre seul avec «l’épouse de son père». PROUST était plein de regrets et de remords envers ce père débonnaire, affable et bienveillant, mais avec sa mère, ils étaient devenus un seul cœur, une seule personne.
À la mort de sa mère le 26 septembre 1905, Marcel est effondré et inconsolable : «Ma vie a désormais perdu son seul but, sa seule douceur, son seul amour, sa seule consolation. J’ai perdu la seule dont la vigilance incessante, m’apportait en paix, en tendresse, le seul miel de ma vie. (…). J’ai été abreuvé de toutes les douleurs, je l’ai perdue», écrit-il, et d’ajouter «elle emporte ma vie avec elle». PROUST se sentit solitaire et ce ne fut qu’avec le souvenir de sa mère, suivant «les intermittences du cœur» qu’il arriva à survivre. PROUST se reprocha d’avoir « tué » sa mère ; s’il l’avait vraiment aimée, comme elle, elle l’aimait, il aurait pu la soustraire au temps, à la décadence, à la destruction. Au fond, nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui causons. Dans sa culpabilisation et son souci d’expiation, et afin d’immortaliser sa mère, Marcel PROUST renonça à sa vie mondaine et entreprit d’écrire sa Recherche du temps perdu à la gloire de sa mère. Son frère Robert PROUST a observé à partir de cet instant une profonde transformation de sa vie : «ce fut alors une vie de renoncement, une véritable vie ascétique où cloîtré chez lui, entouré de ses cahiers, ne sortant presque plus, il mit debout cette œuvre formidable dont l’achèvement lui était cher» écrit son frère dans l’hommage de la Nouvelle Revue Française de 1923.
B – La Recherche est une géographie de l’enfance, un édifice immense du souvenir
«Le paradis perdu» de Marcel, c’est les vacances à Illiers (Combray) une petite ville à 25 km de Chartres, entre la Beauce et le Perche, chez Jules et Elisabeth AMIOT, oncle et tante paternelle du futur écrivain. C’est une maison avec un petit jardin, un enclos, sur les bords de la Loire, avec ses aubépines, symboles de la beauté spontanée. L'enfant y passait ses vacances, entre six et neuf ans, et il dut y renoncer à cause de ses crises d'asthme, au cours d’une promenade au Bois de Boulogne ; ce qui le força, par la suite à fréquenter l’hôtel des Rochers noirs à Trouville et le Grand hôtel à Cabours. A Combray, Marcel PROUST aimait lire dans un coin tranquille du jardin, «Et j’aurais vouloir m’assoir là et rester toute la journée à lire en écoutant les clochers» et il évoque de «beaux après-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidé par moi des incidents médiocres de mon existence personnelle que j’y avais remplacés par une vie d’aventure et d’aspirations étranges». Marcel PROUST aimait les promenades avec sa famille, avec deux côtés opposés : le côté de Méséglise-la-Vineuse et le côté des Guermantes. Ces deux côtés opposés deviennent dans la Recherche du temps perdu, les symboles de deux classes sociales diamétralement opposées, incompatibles, mais qui finiront par se rencontrer et s’unir à travers Mademoiselle Saint-Loup.
Combray est un village triste, mais enfant, le vit de ses yeux enchantés et rêveurs. En effet, c’est à Illiers que tante Léonie offre rituellement au héros la petite madeleine qui bien des années après, fait renaître tout Combray. ce fameux épisode illustre parfaitement la force magique de la mémoire involontaire reliée aux sensations, prouve que les sens humains, tel que le goût, peuvent nous ramener au passé ou le reconstruire : "Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine". A Combray, Marcel PROUST observe la nature, les fleurs, les églises et les personnes qu’il rencontre, mais c’est la madeleine cristallise sa théorie de la mémoire. Enfant, sa tante, Madeleine AMIOT, donnait à Marcel de petites madeleines trempées dans du thé. Adulte, il se rend compte que le fait de manger à nouveau une madeleine fait resurgir le contexte de son enfance. La madeleine est le symbole de ce passé qui surgit de manière involontaire. En effet, certains objets ou odeurs appellent les souvenirs. «Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté... Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir» dit-il «Du côté de chez Swann». Cette théorie affirme plutôt que le passé peut redevenir présent. Tous ces aspects se combinent et se lient inextricablement dans le héros qui représente l'auteur lui-même.
Marcel PROUST rejette le concept de «mémoire volontaire» qui ne lui aurait pas permis de songer à ce Combray de son enfance : «la mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence, et comme les renseignements qu’elle donne sur le passé ne conserve rien de lui». En revanche, dans sa Recherche du temps perdu, la mémoire affective a une vertu éternisante dans le goût de la madeleine, le tintement de cuiller, la sonnette empesée, les cloches de Martinville, les pavés inégaux d l’hôtel des Guermantes. Pour PROUST, la réalité ne se forme que dans la mémoire accidentelle. «Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelques êtres inférieurs, dans une bête, dans un végétal, une chose inanimée, perdues, en effet, pour nous jusqu’à ce jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors, elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous». C’est en ce sens que la madeleine actuelle renvoie à la mémoire ancienne : «A l’instant où la gorgée (de thé) mêlée de miettes de gâteau toucha mon palais, je tressaillis attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était en moi, elle était moi. D’où avait me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle la dépassait infiniment, ne devait être de la même nature J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent et mortel» dit PROUST qui cultive le sentiment d’éternité, se sent affranchi du temps. «Quand d’un passé ancien il ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles, mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, la cathédrale du souvenir» écrit PROUST.
Dans sa Recherche du temps perdu, le sujet que le hante c’est celui de la mémoire involontaire. En philosophe, il s’est posé cette question essentielle : y a-t-il une réalité ? Et il a abouti à cette conclusion : enfouis à l’intérieur même de l’individu, au sein de l’inconscient gisent, dans un amas de minerais, d’habitudes, de réflexes, d’images toutes faites, de raisonnements abstraits, quelques pépites précieuses, les souvenirs vivants, seule matière réelle qui constitue la personnalité. Avec la mémoire involontaire ce qu’on croyait aboli ou perdu remonte à la surface du «Moi». Ce sont ces instants privilégiés, ces résurrections extraordinaires, source de toute réalité profonde et tout art, qui constituent le cœur de sa Recherche du temps perdu. En effet, Marcel PROUST a incontestablement une démarche bergsonienne. Henri BERGSON fut un parent à PROUST par son mariage avec Melle NEUBERGER, une de ses cousines. Comme BERGSON, il distingue deux mémoires : une mémoire et une mémoire d’habitude. Pour Marcel PROUST le vrai souvenir, c’est le souvenir affectif. Seule la mémoire du cœur peut restituer fidèlement le passé. La mémoire pure d’Henri BERGSON est une mémoire laxiste où tous les souvenirs sont sauvés. En revanche, chez Marcel PROUST, la mémoire est au contraire accidentelle, aristocratique et jansénite, c’est une grâce exceptionnelle, comme la madeleine de tante Léonie. La grande découverte de Marcel PROUST, ce n’est pas le temps perdu, c’est le temps retrouvé ; le pouvoir miraculeux de la mémoire lui permet d’échapper à l’action destructive du temps. Pour PROUST, il n’y a pas de réalité temps présent. Le souvenir est la seule réalité de notre vraie vie. Ce n’est pas l’intemporalité qui sauve le temps, c’est le temps qui sauve le temps. Le souvenir affectif vous place en dehors du temps : «Au moment où je goutais la madeleine toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel s’est dissipé. (…) C’est une victoire sur la mort» dit PROUST. Chez Marcel PROUST, comme chez BERGSON, le problème de l’intelligence, c’est la conquête des obstacles de la matière qui restreignent les forces spirituelles. L’élan vital est la force créatrice du romancier.
PROUST a été influencé par Claude-Henri de ROUVROY, comte de SAINT-SIMON (1760-1825), un grand mémorialiste, pour sa curiosité, pour les anecdotes scandaleuses, sa vanité de grand seigneur, sa haine de la bourgeoisie, sa prédilection pour les questions d’étiquette et de préséance de la cour, sa compréhension des traits humains révélés par des gestes, des manières, son génie à faire vivre des groupes particuliers. Suivant Paul SOUDAY «Il (Proust) n’a pas la véhémence et le feu au ventre de l’auteur des mémoires. Il fait songer, à lui épisodiquement, par son souci extrême et un peu excessif de la hiérarchie de caste, des préséances mondaines et autres élégances conventionnelles». Marcel PROUST trouvait dans la vie aristocratique de son époque, des caractères analogues à ceux de la cour de Louis XIV. SAINT-SIMON voulait justifier son œuvre par une intention morale, Marcel PROUST cherchait à produire une œuvre purement artistique et esthétique. Selon l’usage habituel, SAINT-SIMON, en mémorialiste classique, nous relate des événements du passé, en leur laissant leur qualité d’événements passés ; il les considère avec le recul que le temps leur donne, leur conserve leur place chronologique. En revanche, PROUST, dans sa Recherche, nous raconte bien des évènements qui sont du passé, mais tous ses efforts vont à ce qu’ils n’appartiennent plus au passé, à ce qu’ils redeviennent du présent. Le mémorialiste traite des faits, «Proust les traite comme le spirite voudrait traiter les morts avec l’espoir qu’il arrivera à les faire vivifier. (…). Il nous restitue l’atmosphère de certaines époques, ce que j’appelle la couleur temporelle» écrit François FOSCA.
Quoi qu’il soit difficile de classer la contribution littéraire de Marcel PROUST, on peut dire qu’elle est essentiellement représentative de la pensée psychologique, philosophique et littéraire du XIXème siècle. Il a une importante dette à l’égard des écrivains de son temps. En effet, Marcel PROUST est un romantique, par ses penchants pour l’émotion, notamment l’amour et la jalousie, un Parnassien en ce sens que l’Art est l’expression de la réalité, un Symboliste par son questionnement de l’âme humaine, un Réaliste par sa méticulosité, sa rigueur et son sens de l’observation et un Naturaliste par sa peinture du vice et côté sombre de l’homme. Il vénère CHATEAUBRIAND et se passionne pour la résurrection du passé opéré par la mémoire affective. Il s’inspire de STENDHAL mais ne retient que «la peinture du cœur humain». Contrairement à BALZAC, il ne s’intéresse pas à l’intrigue du roman, sa peinture de la société vise à «mettre de l’ordre dans une série de souvenirs». Si Gustave FLAUBERT, voyait le réalisme comme un art discipliné, impersonnel, où l’artiste devait rester en dehors de son œuvre, Marcel PROUST estime que l’introspection était aussi importante que l’observation en vue de reproduire la vie complète et la réalité. Le journal des Goncourt donne l’idée à PROUST de prendre pour base de son roman, une étude de la société. C’est le comte Robert de MONTESQUIOU-FEZENZAC (1855-1921), incarné par le personnage de Charlus dans la Recherche du temps perdu, qui introduisit Marcel PROUST, dans la haute société du faubourg Saint-Germain de Paris. MONTESQUIOU, un descendant des Armagnac, qui connaissait les gens du théâtre et des arts, est d’un orgueil accablant, d’un snobisme, d’un égoïsme et d’une intolérance, sans égal. Pour lui, l’art était la seule réalité : «c’est le seul homme supérieur du monde. Le plus grand critique d’art qu’il y ait eu depuis longtemps» dit PROUST à propos de MONTESQUIOU qu’il nomme «cher maître» dans ses correspondances. Marcel PROUST comptait parmi ses amis, notamment la Comtesse Anna de NOAILLES, Anatole FRANCE et Ernest RENAN.
La Recherche est une histoire des mœurs de la IIIème République. S’il existe une certaine filiation littéraire avec Emile ZOLA, Marcel PROUST a su éviter les poncifs de cet auteur en inaugurant un genre littéraire nouveau, à travers la vie intérieure et l’observation scrupuleuse de la société de son temps «il est permis de douter qu’une seconde fois se rencontrent, chez un même auteur, ce qu’on est convenu d’appeler le lyrisme, associé à l’oubli de ses convictions personnelles» écrit Gabriel de la ROCHEFOUCAULD. Marcel PROUST a été certes influencé dans l’analyse que font TOLSTOI et DOSTOIEVSKY, avec une grande acuité de leurs personnages. Mais DOSTOIEVSKY a privilégié le culte de la pitié et de la souffrance, tandis que TOLSTOI a une sensibilité hostile aux autres, il est mal intentionné à l’égard de ceux qu’il décrit, il a toujours un ton de reproche. En revanche, Marcel PROUST, avec son narrateur, a adopté une posture aérienne et distanciée, il n’est pas un apôtre, il ne juge pas, il garde le contrôle de lui-même et de ses remarques : «il ne conclut pas, il donne les éléments complet au lecteur, et le laisse lui-même formuler ses jugements, sans tendance marquée, sans essayer de l’encourager ou de le convertir, il ne témoigne pas d’un parti pris, il montre les gens tels qu’ils sont sans les défendre ni les attaquer» souligne Gabriel de la ROCHEFOUCAULD.
«Chaque époque a en quelque sorte ses questions du moment», dit Evariste GALOIS. Marcel PROUST considérait Gustave FLAUBERT comme un précurseur et comme l’écrivain qui «le premier a mis le temps en musique». PROUST admirait, dans l’Education sentimentale, «un blanc», un énorme «blanc» qui indique un changement soudain d’époque. Marcel PROUST est le premier qui a, miraculeusement, montré «la consistance de riche orchestration que le temps ajoute à notre perception» écrit Camille VETTARD.
II – La Recherche ou l’histoire d’une vocation littéraire
A – La Rerche est une ambition littéraire longtemps contrariée
La Recherche du temps perdu, c’est avant l’histoire d’une ambition littéraire chez Marcel PROUST pour qui, les notions traditionnelles de «bien» et de «mal» n’ont guère de sens pour l’artiste, le seul vice qui soit un vice, c’est la paresse, le temps perdu, le temps de remettre au lendemain l’effort créateur. Cet examen de conscience, cette révision des valeurs, est l’acte révélateur de sa vocation littéraire. En effet, suivant Jean-François REVEL, «le temps perdu est d’abord le temps simplement passé, les événements que l’on n’a pas vraiment sentis en les vivant et que la mémoire reconstitue ou plutôt constitue dans leur réalité profonde et intégrale, mais aussi le temps perdu à ne rien faire, à ne pas écrire, à ne pas porter en soi une vocation d’écrivain, sans parvenir à la réaliser ou à l’oublier». En effet, la Recherche du temps perdu est un récit d’apprentissage, puisque Marcel PROUST raconte la vocation littéraire de son narrateur. Cependant, cet apprentissage du héros proustien s’effectue d’une curieuse manière : sa formation d’homme de lettres passe davantage par les déceptions que par les succès. Les déceptions sont partout dans la Recherche1, elles en sont le leitmotiv, elles en tissent le fil rouge. La seule réelle réussite, la ou le succès du héros sera irréversible, est au «Temps retrouvé», lors du passage du «Bal de têtes», tout juste après «L’adoration perpétuelle». A la fin du roman, le narrateur comprend enfin la nature de sa vocation. Il sait maintenant quoi écrire et, surtout, comment l’écrire. Son «salut» ne passera ni par le souvenir, ni par le monde, ni par l’amour, ni par le voyage, mais bien par la littérature. Et encore, par une nouvelle forme de littérature, une autre façon d’écrire.
Cependant, le cénacle littéraire ne voyait en Marcel PROUS qu’un mondain futile, un enfant oisif et enfant gâté et un prince des conversations oiseuses, un frivole et un vaniteux. Dans son ambition littéraire : «La Recherche tout entière n’est qu’une chasse aux Dieux qui peuplent encore les temps modernes : chasse semée de déceptions, d’illusions, de duperies, de fausses routes, mais couronnée, malgré tout par une victoire paradoxale» dit Pietro CITATI, un de ses biographes. Initialement, disons-le, Marcel PROUST est un écrivain mondain, mielleux et presque médiocre, sans grande envergure. Les ducs sont arrogants et les comtesses stupides, mais avec ses flagorneries, Marcel PROUST admirait et magnifiait ces puissantes incarnations de la Belle époque. En effet, il a publié de nombreuses chroniques au Figaro avec l’appui de son ami, Gaston CALMETTE (1854-1914) à qui dédié le premier volume de la Recherche du temps perdu. Ses premiers textes portent l’empreinte du milieu étroit dans lequel il évolue, essayiste brillant, nul ne sait qu’il a commencé un roman «Jean Santeuil», autobiographie fictionnelle, inachevée, à Beg-Meil, dans le Sud de la Bretagne, qui s’est soldée par un échec. «Jean de Santeuil» est presque un journal de bord de la vie de PROUST auprès de Raynaldo HAHN rencontré en 1894, un musicien et artiste lyrique rencontré chez Mme LEMAITRE. Il aimait en lui, la sobriété la précision, la prudence et la grâce discrète. Il s’intéresse alors à toutes les formes possibles du plaisir via la peinture, la musique, la littérature, qui sont la matière des nouvelles publiées dans «Les Plaisirs et les jours» (1896), composé presque exclusivement d’articles et de contes déjà parus dans des revues, telles que «Banquet» et «Blanche». «Ce livre a été condamné par les critiques pour excès de préciosité et manque d’originalité. C’est un ouvrage au titre vieillot, un livre d’amateur mondain» dit Valéry LARBAUD. Cependant, Bernard FALLOIS dans sa préface «Contre Sainte-Beuve», est plus clément «Les Plaisirs et les jours nous frappent moins par l’hésitation, les tâtonnements habituels chez un écrivain encore jeune, rêvant à des œuvres possibles, que par l’extraordinaire concentration d’un esprit déjà mûr». Dans sa préface, en juillet 1894, sur les Plaisirs et les jours, Anatole FRANCE évoque «un livre d’images». Son ami, Robert de MONTESQUIOU n’est pas avare de compliments et a loué «cette éloquence sentencieuse et subtile, cet ordre rigoureux».
Toutefois, ces écrits, notamment «Jean de Santeuil», contiennent déjà des éléments précurseurs de la Recherche du temps perdu, qui ont permis à Marcel PROUST «d’unifier sa description sociale, de rendre lisible la durée, le vieillissement, le temps qui forme et transforme les êtres» dit Bernard de FALLOIS, dans sa préface sur «Contre Sainte-Beuve». PROUST y relate pendant les deux jours passés à l’hôtel de Trouville, la terrible séparation avec sa mère, l’absence du baiser du soir compensée par un remède, le désir de lui écrire de longues lettres. Quand sa mère lui répondait elle le traitait comme un enfant qui n’a pas grandi, et ne devait jamais grandir. De cette indissoluble union et comme tous les grands amours, celui de PROUST, pour sa mère, recelait, en lui, le poison de la haine : «Car parfois la haine serpente au milieu du plus immense amour, où elle semble comme perdue» dit le héros, Jean de Santeuil. Quand, Marcel PROUST descendit, seul, pour une semaine, le 19 octobre 1896, à l’hôtel de France, il avait oublié à Paris, sa cravate, son épingle, sa montre et son chapeau. Quand sa mère, avec une dévotion excessive, l’appelle au téléphone, la voix de la mère est comme un «petit morceau de glace brisée» et cette glace était son cœur. Il ne s’en était jamais aperçu ; il n’avait jamais observé, dans la rapidité de la vie quotidienne, son timbre, son intonation, sont d’essence divine. Il subit alors d’épouvantables angoisses en raison de l’éloignement de sa mère. Cette voix de la mère brisée, pleine de fêlures et de fissures, cette divinité douce, accueillante et amicale, sera un objet majeur de la Recherche du temps perdu C’était la clé de sa vie, «elle lui permettrait d’intérioriser complètement le monde extérieur, de personnifier et d’humaniser les objets, d’objectiviser et d’allégoriser les sentiments» écrit Pietro CITATI. PROUST devrait théoriser la nécessité du temps, qui efface et annule, et fait ressurgir nos sentiments.
Dans «Jean de Santeuil», un roman inachevé, le narrateur se situe au niveau idéal du passé ; et son héros regarde de loin sa jeunesse désormais révolue. Le héros ressemble à bien des égards à celui de la Recherche du temps perdu. En effet, Jean de Santeuil a son caractère, ses élans d’amour, ses faibles, ses expériences intellectuelles. Il relate la scène du baiser refusé par la mère. PROUST a compris ce moment important de sa vie où tout se mêle : la lumière et la nuit, le sommeil et la mort, son complexe oedipien, la liberté, la tragédie. S’il voulait devenir écrivain, il fallait creuser et fouiller dans sa mémoire. La beauté du bonheur naissait de la réalité passée, quand celle-ci se trouvait «prise dans la réalité présente» dit-il. Le grand vent de la poésie pouvait naître du cœur, même de la douleur, de la lassitude, de la désolation et du chagrin.
PROUST a traduit et préfacé la «Bible d’Amiens» de John RUSKIN et a dédié cet ouvrage à la mémoire de son père mort le 24 novembre 1903. Le livre commence par l'histoire de l'avènement du christianisme en France puis à la construction de la cathédrale Notre-Dame d'Amiens au XIIIème siècle. RUSKIN retrace l'histoire de Firmin d'Amiens, évangélisateur de la Picardie, selon la tradition catholique. Dans «Sésame et les Lys, les trésors des rois, les jardins des reines», John RUSKIN traite de la lecture dans une conférence du 6 décembre 1864 pour aider à créer une bibliothèque et le 14 décembre 1864, il fit une seconde conférence sur le rôle des femmes pour aider à fonder des économies. RUSKIN est la porte qui a fait accéder l’esprit de PROUST à des endroits, jusqu’ici fermés. Riche, solennel, lumineux, musical, apocalyptique, le style de RUSKIN saisit PROUST, et il en devient le disciple. PROUST devient mystique, lyrique et aime la Bible, et fera de nombreuses références religieuses dans ses écrits. John RUSKIN incarne cette cathédrale «vivante, sculptée, peinte, chantante» où il faut pénétrer, à travers «les forêts de symboles». Aussi, PROUST se mit à visiter diverses cathédrales, à Amiens, Evreux, Saint-Marc. Cependant, PROUST qui accuse RUSKIN d’idolâtrie, finira par se libérer de cet envoûtement et prendre son autonomie. PROUST abandonne l’idée de DESCARTES suivant laquelle que l’ambition littéraire ne serait qu’une conversation avec les écrivains des siècles passés. Certes, la lecture est au seuil de la vie spirituelle, mais l’artiste doit être créatif ; l’écrivain doit trouver la vérité, façonner la beauté, construire des livres-cathédrales, qui naissent de ces «régions profondes, secrètes, presque inconnues à nous-mêmes» dit PROUST. Cette introspection de l’intérieur est le cœur même de la Recherche du temps perdu.
Marcel PROUST est un critique littéraire ; on connaît le sort que l’histoire a réservé à la critique biographique : condamnée sans appel depuis Proust, elle reposerait sur l’illusion que l’oeuvre «appartient» à son auteur, que l’homme est l’oeuvre. Or, s’il y avait, en effet, une grande part d’aveuglement dans le travail de Sainte-Beuve. Marcel PROUST s’oppose, radicalement, à Sainte-Beuve et pense qu’un «livre est le produit d’un autre moi que celui nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices». Et puis, pour lui, Charles-Augustin SAINTE-BEUVE, un critique littéraire (1804-1869) n’est qu’un «pâtissier», un homme perfide, envieux, jaloux, vulgaire, un hypocrite et une canaille qui ne savait pas écrire. Tout les opposait : Sainte-Beuve aimait le bon sens, le bon goût, le tact. En revanche, PROUST c’est l’exagération, l’admiration, l’enthousiasme, la folie, à l’image de Saint-Simon et Dostoïevski. Dans son «Contre Sainte-Beuve», a déjà réuni tous les matériaux de la Recherche : la race maudite, la lignée des Guermantes, mais le livre ne possédait pas encore l’architecture et la fluidité de cette Recherche.
Marcel PROUST est un extraordinaire épistolier ; il a entretenu une importante correspondance, avec ses amis et en particulier, avec sa mère : «parmi les causes qui faisaient que maman m’envoyait tous les jours une lettre, et une lettre d’où n’était jamais absente quelques citations de Madame de SEVIGNE, il y avait le souvenir de ma grand-mère» dit Marcel PROUST. Cette correspondance peut se résumer ainsi : on y trouve l'histoire d'une amitié, deux portraits et un drame. L'amitié qu'on y voit naître et se développer mérite, par certains aspects, une place parmi les amitiés célèbres de notre temps. Les portraits – puisque toute correspondance constitue une sorte de portrait de ceux qui y participent – sont ceux de deux hommes de lettres qui marquèrent en France une époque de grand renouveau littéraire. Le drame est celui d'un homme de génie qui, se sentant sur le point de mourir, lutte désespérément pour achever son œuvre. Toutes ces lettres, du reste, gravitent autour de cette œuvre gigantesque que PROUST est en train de parfaire quand la mort le frappe.
Marcel PROUST avait bien une «stratégie littéraire» Sans doute que l’écrivain travaille. Il ne peut réussir que s’il est débarrassé des soucis obsédants : désirs de succès et de gain immédiats, accueil favorable des éditeurs et du public. Mais aucun écrivain ne devrait être indifférent du sort de sa production littéraire. L’écrivain est toujours pour le public présent ou à venir. Ecrire pour soi est non-sens. En effet, l’orateur a besoin des échos de la foule pour parler. Seuls les fous discourent dans le vide. Dans cette stratégie littéraire, PROUST ne fait pas exception. Comme tous les grands artistes, il s’est battu pour se faire une place dans le monde à sa création. Etiqueté comme un écrivain mondain et léger, les portes des éditeurs sont restées des éditeurs sont restées longtemps fermée à Marcel PROUST : «Ce qui est notre métier nous semble facile, mais nous faire paraître, obtenir de ce qu’on souhaite d’un éditeur, semble être des tâches écrasantes» dit PROUST. André GIDE le considère comme un «amateur et un boulevardier». Considéré comme un mondain et un riche dilettant, ses manuscrits sont refusés chez NRF et Mercure de France. La majorité des lecteurs fut, on peut en être assuré, déconcertée et déroutée par le style atypique de Marcel PROUST. Il accumule dans ses romans des détails infinitésimaux, apparemment désordonnée et ennuyeuse. Ces détails répètent avec Voltaire que l’art de tout dire est celui d’ennuyer. André GIDE, qui ne voit de beauté que dans l’économie des moyens, a écrit «la minutie de Proust peut ennuyer. Mais l’art ne se satisfait point d’une minutieuse et tatillonne vérité». Aussi, il n’a pas été facile pour Marcel PROUST de trouver un éditeur. Eugène FASQUELLE (1863-1952), un éditeur, écrit : «Il ne restera pas un lecteur assez robuste pour suivre un quart d'heure» de ce livre. Quant à l'éditeur, Paul OLLENDORFF (1851-1920) livre cette analyse restée célèbre : «Je suis peut-être bouché à l'émeri, mais je ne puis comprendre qu'un monsieur puisse employer 30 pages à décrire comment il se tourne et se retourne dans son lit avant de trouver le sommeil». C'est un éditeur alors peu connu, Bernard GRASSET (1881-1955), qui accepta de publier «Du Côté chez Swann», à compte d'auteur, grâce à l’entremise de René BLUM, frère de Léon BLUM, qui va bénéficier «d’une indiscrétion littéraire» pour Gil Blas, un quotidien fondé par Auguste DUMONT en 1879, dont il est le secrétaire. «Du côté de chez Swann» est un succès littéraire c’est «un grand cri précurseur, qui rassemblera, par delà le temps, dans le gel noir de l’éternité, les autres chefs-d’œuvre à venir» écrit Lucien DAUDET dans le Figaro, et c’est «une extraordinaire manifestation de l’intelligence au XXème siècle» ajoute-t-il. «Le refus de ce livre restera la plus grave erreur de la NRF et (car j’ai cette honte d’en être beaucoup responsable), l’un des regrets, des remords les plus cuisants de ma vie. Pour moi, vous étiez (…) celui qui écrit dans le Figaro. Je vous croyais un snob, un mondain amateur, quelque chose dont on ne peut plus fâcheux pour notre revue» dit GIDE à PROUST dans une lettre du 11 janvier 1914. En fait, Marcel PROUST signe l’acte de décès du roman naturaliste en fondant un nouveau roman de l’aventure intérieure où dominent les sentiments et la mémoire. Mme André MAUROIS (1885-1967) décrit «un homme d'un charme ensorcelant» qui «très vite, a fait fondre mes réticences». Les écrivains anglais furent les premiers à l’étranger qui découvrir PROUST.
B – La Recherche est le triomphe de la psychologie proustienne
1 – Recherche et l’histoire des mœurs à travers ses personnages
Plus de quatorze années d'écriture, trois mille pages, quelque deux cents personnages, dans la Recherche du temps perdu, les personnages ont une double existence, leur existence réelle et celle qu’ils ont dans l’esprit de PROUST, avec un subjectivisme et une nébuleuse poétique. «Si l’on y regarde de près, les personnages, étonnamment divers de Proust, en sont pas décomposés, ils sont construits, inventés, composés par l’intérieur» dit Louis MARTIN-CHAUFFIER. En effet, Marcel PROUST en historien des mœurs est un redoutable observateur de la société de son temps. «On n’écrit bien que ce qu’on n’a pas vécu», dit Rémy de GOURMONT (1858-1915) ; ce qui n'est guère qu'un paradoxe, PROUST s'écria : «Cela, c'est toute mon œuvre !». Or, la Recherche est avant tout une sorte d'œuvre de mémorialiste. S'il n'a pas vécu, au sens exact du mot les aventures qu'il raconte, les circonstances qu'il dépeint, il les a apprises sur le compte de tiers, il a fait ses personnages avec des gens qu'il a connus, observés, fréquentés. Il y a dans son œuvre ses souvenirs d'enfance et ses souvenirs du milieu dans lequel il a vécu. Le titre de son œuvre lui même est significatif : A la recherche du temps perdu Les personnages qu’il dépeint sont souvent composite ; il a juxtaposé et fondu les traits essentiels de plusieurs personnes qu’il a connues. «Il n’y a pas de clés pour les personnages de ce livre, ce serait la déchéance des livres de devenir, si spontanément qu’ils aient été conçus, comme des romans», écrit PROUST dans une lettre à Jean LACRETELLE. Honoré de BALZAC a posé jalons de la longévité d’une œuvre «la plupart des livres dont le sujet est entièrement fictif, qui ne se rattachent de près ou de loin à aucune réalité, sont mort-nés ; tandis que ceux qui reposent sur des faits observés, étendus, pris à la vie réelle, obtiennent les honneurs de la longévité». Et BALZAC de préciser «la tâche d’un historien des mœurs consiste à fondre des faits analogues dans un seul tableau. Souvent il est nécessaire de prendre plusieurs caractères pour arriver à en composer un seul».
Dans les personnages de la Recherche, il y a une part de réelle, mais profondément transformée par l’imagination et l’extraordinaire créativité de Marcel PROUST. Les souvenirs s’entrecroisent, les images d’autrefois percutent celle d’aujourd’hui. Suivant une formule de CHATEAUBRIAND, dans ses mémoires d’outre-tombe, il y a «une sorte de confusion ou, si l’on veut, une sorte d’unité indéfinissable». En effet, dans sa cuisine, PROUST s’est livré à une sorte d’amalgame psychologique : «ce qu’il a étudié à travers tous ces visages, (…) c’était non le cas particulier, mais le bloc mystérieux de la conscience humaine ; c’était, en somme, toute notre espèce», écrit Jean de LACRETELLE.
Ainsi, nous faisons connaissance des Verdurin, riches bourgeois, snob littéraires et aristocratiques, par opposition au snobisme des Guermantes. Le prince de POLIGNAC, fils du ministère réactionnaire de Charles X est le prototype du duc de Guermantes. Dans la Recherche, celui des Guermantes est le nom le plus chargé d’assonances, de souvenirs de suggestions. Laure de SADE qui a épousé le Comte de CHEVIGNE, gentilhomme d’honneur prétend au trône ; Laure incarne le personnage d’Oriane de Guermantes, dans son nez busqué, ses lèvres minces, yeux perçants, sa peau trop fine et sa race issue d’une «déesse et d’un oiseau». Dans la Recherche du temps perdu, on y rencontre, Bergotte qui évoque le pouvoir magique des mots. Bergotte, un mélange de clairvoyance et de double vie, a choisi de vivre au milieu des sots et de pervers, pense que seule la douleur est féconde. Bergotte ce sont des traits empruntés à Anatole France et Ernest RENAN. La maladie et la mort de Bergotte ressemblent aux souffrances de Marcel PROUST. M. VINTEUIL, une synthèse de César FRANK et de VERMEER, est un amoureux de la musique. La littérature n’est plus un dialogue vers la réalité, mais un effort vers la musique, un effort vers la vraie vie inventée ou rêvée. Le personnage d’Eltsir, passionné de la peinture, un adepte de la religion de la beauté, est inspiré de Renoir, Monet et Manet. L’inspiration de l’artiste consiste à pénétrer au plus intérieur de soi, patrie véritable qui donne la joie. Posséder le sens artistique, c’est aussi la «soumission à la réalité intérieure, la seule qui compte» dit PROUST. Le personnage de Palmède Charlus, est un inverti, un aristocrate qui croit aux vertus de ses privilèges ; entêté de sa noblesse ancienne et authentique, il attaché trop de prix aux vanités sociales. Les exclusives hautaines, son intransigeance en matière de noblesse, ressemblent davantage à un délire de fou qu’au snobisme, sauf pour les jeunes gens. Il tombe d’un excès à l’autre. Le personnage de SAINT-LOUP est dû à ses trois amis issus de la noblesse, le prince Antoine BIBESCO, le marquis d’Albuféra et Bertrand de FENELON. Le personnage de NORPOIS, rempli de son importance, est une description de Gabriel HANOTEAU, un diplomate ami du père de PROUST. La marquise de VILLEPARISIS a déjà entrevu Chateaubriand, Balzac, Hugo et Vigny. Le personnage d’Odette de CRECY ressemble bien à Laure HAYMAN rencontrée en 1891. Laure HAYMAN, la femme en rose, courtisane célèbre, était la fille d’un ingénieur anglais, et allait être aimée du duc d’Orléans, du roi de Grèce, et inspirer divers artistes dont PROUST qui évoque l’amour de Swann pour une cocotte.
À la recherche du temps perdu, dont le premier tome fut publié en 1913, révolutionna l'art du roman. Derrière une absence d’intrigue ou de composition de la contribution littéraire de PROUST se forment les étapes d’une seule et vaste exploration en profondeur de la vie, dans le réel, dans le temps perdu et dans le temps retrouvé. Pour Léon PIERRE-QUINT (1895-1958), un critique littéraire, la Recherche du temps perdu, est «la peinture de plusieurs milieux sociaux, pris à différentes époques : des salons jusqu’à la fin du XIXème siècle, avant après la révolution qu’est l’Affaire Dreyfus. Les gens du monde y apparaissent écrasés par la grandeur même de leur nom, qu’ils ne sont plus dignes de porter». L’unité de la Recherche du temps perdu a été magnifiée : «La supériorité de PROUST sur la plupart de ceux qui le précèdent vient de ce que ceux-ci, écrivant plusieurs livres, font toujours le même sans le savoir, alors que lui, le sachant, n’en a écrit qu’un» dit Bernard FALLOIS. Dans la Recherche, il n’y a pas de drame, si ce n’est le drame du désir et de l’imagination qui se résout en connaissance. «C’est un drame de la possession qui, reconnaissant sa vanité, se change en compréhension» dit Charles DAUDET. «Et le héros du roman n’est d’autre que l’auteur lui-même. De la Recherche du temps perdu, les textes que nous retrouvons sont distants de quelques mois, de quelques années. Mais ils n’en diffèrent pas seulement par l’éclat et la sûreté du style, l’ampleur, la perfection. Les sujets et les modèles n’ont pas changé : le regard qui les observe n’est pas le même. C’est précisément une des lois de la psychologie proustienne» dit Bernard FALLOIS, dans sa préface sur Contre Sainte-Beuve.
2 – Du Côté de Swann
Marcel PROUST, publiera des ouvrages sur la géographie de son enfance, comme du «Du côté de chez Swann» ou «du côté de Guermantes». On se repère à Combray ; on calcule la longueur de la promenade selon qu’on ira de l’un ou l’autre des deux côtés. Mais l’opposition des deux romans n’est pas géographique ; elle est poétique, surtout sociale. Swann représente la grande bourgeoisie, les Guermantes, l’aristocratie terrienne. Chacun rêve d’accéder au monde qui lui est supérieur, c’est ce que Marcel PROUST appelle le snobisme
On va se promener, tantôt du «Côté des Guermantes» tantôt du «Côté de chez Swann» d’où le titre de ce roman : «Du côté de chez Swann» qui se divise en deux parties. Dans la première partie nous sommes à Combray, propriété estivale de la famille du narrateur, pendant l’enfance de celui-ci. C’est une chronique familiale villageoise et un début de l’exploration de la vie intérieure, des moments inconscients de l’affectivité. Les principaux personnages sont le grand-père, le père, les tantes, la domestique, la mère et la grand-mère. Parmi les cousins se trouvent les Guermantes qui sont, pour l’enfant, un rêve inaccessible. Charles Swann est un riche amateur éclairé, à la fois d’art et de femme, fils d’agent de change, très mondain, ami du Comte de Paris et du Prince de Galles, est amoureux d’une femme, Odette de CRECY, qu’il croit vertueuse, mais qui le trompe et qu’il finira par épouser. Charles Swann avait une conception hiérarchique de la société comme étant «composée de castes fermées ù chacun, dès la naissance, se trouvait placé dans le rang qu’occupaient ses parents, et d’où rien, à moins à des hasards d’une carrière exceptionnelle ou d’un mariage inespéré, ne pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans une caste supérieure» écrit PROUST. Quelqu’un qui choisissait ses fréquentations en dehors de la caste où il était né, en dehors de sa classe sociale subissait un fâcheux déclassement. Or, le jeune héros du roman est follement amoureux de Gilberte, la fille de Swann, deux classes sociales irréconciliables. La conclusion est triste : une flânerie de l’auteur adulte vingt plus tard, au Bois de Boulogne, indique qu’il ne retrouve rien de ce qui l’avait charmé jadis : «La réalité que j’avais connue n’existait plus (…). Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain incertain ; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas ! comme les années», écrit PROUST. Marcel PROUST est fier de son roman ; c’est «le livre où j’ai mis le meilleur de ma pensée et ma vie même, j’attache infiniment plus d’importance à lui qu’à tout ce j’ai fais jusqu’ici et qui n’est rien», dit PROUST. C’est un livre qui imite la mémoire involontaire «la mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence et des yeux ne nous rendent du passé que des fac-similés inexacts qui ne lui ressemblent pas plus que les tableaux des mauvais peintres ne ressemblent au printemps» précise PROUST. La Recherche du temps perdu est avant tout comme une longue recherche passionnée dans l’inconscient d’une âme individuelle. «Une partie du livre est une partie de ma vie que j’avais oubliée et que tout d’un coup je retrouve en mangeant un peu de madeleine que j’ai fais tremper dans du thé» dit PROUST. Cependant, le regard de Proust est également celui d'un voyeur ; il observe pour nourrir sa réflexion et édifier ainsi sa "démonstration". «Je suis resté plus en retrait encore, caché dans l'ombre du narrateur et de Swann, en espérant que cette discrétion me permette d'approcher de plus près, au-delà du décor et des costumes, leur silence, leur émotion. Bien entendu il aurait été absurde de prétendre "enrichir" le texte de mes dessins ! J'espère cependant qu'ils pourront prolonger la rêverie du lecteur», dit-il.
«Un amour de Swann» raconte un grand amour raconte le fond d’un amour de Swann pour Odette, qui se situe plusieurs années auparavant, car Swann est maintenant le mari d’Odette. L’amour, la jalousie, la haine, l’indifférence, la vanité, sont pour PROUST, à la lettre des maladies. « Un amour de Swann est la description clinique de l’évolution complète d’un cas. A la douloureuse précieuse de cette pathologie sentimentale on sent que l’observateur a éprouvé les passions qu’il décrit », écrit André MAUROIS.
3 – A l’ombre des jeunes filles en fleurs
Achevé d’être imprimé le 30 novembre 1918, et mis en vente en juin 1919, «A l’ombre des jeunes filles en fleurs», reçoit le Prix Goncourt le 10 décembre 1919, par six voix contre quatre, au roman de Roland DORGELES, «Les Croix de bois». C’est la consécration pour Marcel PROUST et Gallimard décide de publier tous ses ouvrages. «A l’ombre des jeunes filles en fleur», le second roman sorti de l’adolescence décrit la passion amoureuse pour Gilberte qui n’est d’autre que la fille de Charles SWANN. C’est une passion malheureuse qui permet l’auteur d’étudier lui-même, les intermittences du cœur, les fragments du salon de Swann. Célébrant une œuvre romanesque de la paix, PROUST «a prouvé sa faculté d’invention en faisant quelque chose de rien» dit SOUDAY.
Si «Du côté de Swann» était le tableau des impressions d’enfance, «A l’ombre des jeunes filles en fleurs» conte celles de la prime jeunesse. Gilberte que l’on retrouve est en perpétuel devenir, comme ces êtres jeunes, instables, angoissés et tourmentés par l’âge mur. Après la brouille avec Gilberte, le héros fait la connaissance de plusieurs autres jeunes filles, pour lesquelles il s’éprend d’un amour indivis et reluque Albertine. Comme les romans de PROUST, sans intrigue, sans coup de théâtre, le récit se termine par un retour à Paris. Cette seconde partie de «A l’ombre des jeunes filles en fleurs» nous transporte à Balbec. L’adolescent rencontre un groupe de jeunes filles dont Albertine qui sera la passion dominante de son existence, puis Robert de SAINT-LOUP, M. Chalus et le Grand Hôtel. Un jour, Marcel PROUST plaisante avec Marcel PANTEVIGNES à propos de cette «écharpe de jeunes filles» dont il aime à s’entourer. «Nous nous sentons à l’abri de leurs confidences fleuries, et comme à l’ombre d’elles» lui répond PLANTEVIGNES, auteur d’un ouvrage «Avec Marcel Proust». L’adoration perpétuelle des jeunes filles serait une tentation sexuelle tardive et avortée chez PROUST en qui renaît le désir d’aller à Florence voir les narcisses, les jonquilles et les anémones du Ponte-Vecchio. C’est une chronique de la vie mondaine des salons bourgeois ou les stations en vogue, pendant la Belle époque. Ce qui donne tant de charme à ce prix Goncourt, c’est sa dimension philosophique, cette constante avidité de sortir de soi, de se mêler à d’autres vies, et d’y pénétrer profondément.
4 – Du côté de Guermantes
Le troisième roman, «Le côté de Guermantes» est un roman de transition qui mènera à Sodome et Gomorrhe. On retrouve là toute l’influence de SAINT-SIMON. Marcel PROUST est obsédé par cette idée fixe des généalogies, dans rangs et des préséances. Le héros du roman idéalise la duchesse de Guermantes qui lui semble appartenir à un être surnaturel, une dame surnaturelle. Il est un peu déçu de découvrir que ce n’est qu’un être humain, lorsque ses parents vont habiter à Paris. Comme l’ambition des personnages de Balzac, il veut faire partie de ce monde inaccessible de la société, et tombe amoureux de la duchesse de Guermantes qui incarne l’inimitable élégance. Le narrateur part quelques temps à Doncières, ce qui lui permet de revoir son ami Robert de Saint-Loup, qui y est en garnison. Il espère que ce dernier, un neveu de la Duchesse des GUERMANTES, lui permettra d'approcher celle qu'il désire, mais malgré son succès en société, ses efforts restent vains. Apparemment, cette grande dame est mal élevée ; elle traite les gens de façon condescendante. Le moment enivrant est celui où la duchesse, l’ayant reconnu, levant la main gantée de blanc qu’elle tenait appuyée sur le bord de sa loge, l’agita en signe d’amitié et fit pleuvoir sur lui l’averse étincelante et céleste de son sourire.
«Le côté de Guermantes II, Sodome et Gomorrhe I» revient sur un thème favori, à savoir la contingence et la relativité de nos états de conscience, où entrent divers éléments comme la fuite du temps l’instabilité des choses, la déformation de notre mémoire, la double évolution nullement concordante du moi et non-moi et où l’influence de Henri BERGSON est manifeste. Marcel PROUST est éminemment «le romancier de la mobilité, du perpétuel changement et de l’universelle illusion» dit Paul SOUDAY. PROUST a «le prestige de l’obscur» suivant une formule de Maurice BARRES. Le propre de l’artiste créateur n’est-il pas d’apporter sa pierre à l’édifice de l’art ? Le monde n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu.
5 – Sodome et Gomorrhe
Dans «Sodome et Gomorrhe» il n’est pas question de scènes obscènes. C’est un ouvrage plein de références biblique. PROUST ne décrit pas ces mœurs particulières, mais étudie la psychologie de ce groupe ethnique, sous l’angle du vice. Ce roman marque aussi l’apologie de la vie mondaine de PROUST, le snobisme, les intrigues et les vanités de la haute société : tantôt c’est la matinée des Madame de Villeparisis, liée aux Guermantes, tantôt, c’est un diner chez Orianne de Guermantes. L’amour, la jalousie et les ragots y tiennent une place importante. Entre répulsion et idolâtrie d’une société qu’il a du mal à pénétrer, PROUST considère l’aristocratie comme des gens insignifiants, ignorants et parfaitement stupide, du moins la culture y est répartie à doses inégales. L’aristocratie est aimable, mais à condition que vous restiez à votre place. Le roman relate la mort de la grand-mère de l’auteur ; Charlus, frère du duc de Guermantes et Albertine sont inventés, ce qui est source de jalousie. En 1913, Alfred Agostinelli, âgé de 19 ans, qui incarne le personnage d’Albertine, devient son secrétaire pour recopier la Recherche du temps perdu ; c’est une rencontre pleine de passion et de jalousie. PROUST développe un thème resté célèbre : "Les intermittences du coeur", ce n'est pas seulement le titre d'une des sections les plus émouvantes, au coeur de la Recherche du temps perdu ; cela devait initialement en être, selon l'un des projets de PROUST, le titre d'ensemble. On oublie trop souvent que PROUST ne parle pas de la mémoire et de ses intermittences, seulement pour des raisons métaphysiques, mais d'abord comme d'un déchirement intime, dans les relations humaines. La perte des êtres les plus chers, elle-même, nous l'oublions le plus souvent, et quand elle nous revient, involontairement, elle n'en est que deux fois plus douloureuse ; douloureuse par la perte qu'elle ravive, mais aussi par la culpabilité de l'oubli, qu'elle réveille.
Dans la Recherche du temps perdu, la perversion sexuelle occupe une place considérable, notamment dans «Sodome et Gomorrhe» et ce n’est pas seulement qu’un penchant sexuel d’inverti. Le personnage de Charlus, un saturnien, qui incarne MONTESQUIOU, occupe un rôle important dans la description du vice. Sans doute que PROUST a été influencé notamment par le procès de Dorian Gray d’Oscar WILDE dont il fera connaissance à Paris en 1894. «Sodome et Gomorrhe» incarne l’amour-désir, le refus de l’amour, soutient cet ouvrage et exprime une impuissance d’aimer, un narcissisme foncier et typiquement des invertis. Cet ouvrage, consacré à cette «race maudite» est un puissant manifeste de l’antiracisme contre la communauté homosexuelle, une «communauté réprouvée» de la collectivité humaine, «une race sur qui pèse une malédiction et qui doit vivre dans le parjure, (…), qui doit renier son Dieu, fils sans mère, ils sont obligés de mentir toute leur vie» dit-il. Marcel PROUST n’assumait pas son homosexualité ; il a plaidé pour l’inversion coupable, un amour qui ne dit pas son nom. Les fils de Sodome sont masochistes et les filles de Gomorrhe, sadiques : un sadique, comme elle, en évoquant Melle Vinteuil, «est l’artiste du mal, ce qu’une créature entièrement mauvaise ne pourrait être, (…) car le mal ne serait pas extérieur. Ce n’est pas le mal qui lui donnerait l’idée du plaisir, qui lui semblerait agréable ; c’est le plaisir qui lui semble malin» dit PROUST. L’amour avilissant apporte la rançon de la faute. André GIDE, un homosexuel assumé, n’est pas avec PROUST qui a traîné l’inversion dans la fange.
6 – La prisonnière
Le cinquième roman, au lieu d’épouser Albertine, l’une des jeunes filles en fleurs, il va se contenter de la séquestrer, d’où le titre «La prisonnière». Il est décrit la vie en commun avec Albertine, les Verdurin se brouillent avec Charlus et Albertine, qui est en fait un homme, finira par s’enfuir. Le héros aime Albertine lorsque ses inquiétudes sont ravivées par les mensonges et les démarches suspectes de son amante ; dès qu’elle a réussi, provisoirement, de le rassurer, il se trouve lui-même captif et ne songe qu’à secouer le jour. Inspiré du romantisme de BAUDELAIRE, il est développé la théorie suivant laquelle, on n’aime que les êtres en fuite, ceux qu’on ne possède pas sûrement, que l’on craint de perdre et que l’on ne connaît vraiment. C’est une étude psychologique d’un couple qui vit en vase clos et déchiré par la passion amoureuse : «les douleurs sont des folles, et qui les écoute est encore plus fou» dit-il. Ce roman est un puissant appel, «l'étrange appel que je ne cesserais plus jamais d'entendre» écrit PROUST. Lors d’une fête organisée chez Mme VERDURIN, riche mais d’ascendance roturière, la haute société invitée par Charlus, refuse de parler à Mme Verdurin qui, pour se venger de ce baron le brouille avec son amant, un violoniste.
7 – La fugitive
Dans «La fugitive», excédée par l’esclavage, Albertine s’enfuit, et au moment où elle s’apprêtait à revenir, elle se tue accidentellement. Dans «Albertine disparue» PROUST note ceci : «Mademoiselle Albertine est partie» venaient de produire dans mon cœur une souffrance telle que je sentais que je ne pourrais pas y résister plus longtemps. Ainsi ce que j'avais cru n'être rien pour moi, c'était tout simplement toute ma vie» dit-il. Le héros a cru qu’il n’aimait plus Albertine. Il s’aperçoit qu’il souffre cruellement. Cela prouve qu’il s’est trompé. Ne pas tenir à ce qu’on possède, et le regretter dès qu’on l’a perdu, c’est classique. PROUST n’adopte pas une démarche intellectualiste, mais intuitive. Cependant, c’est parce que la douleur se renouvelle selon les circonstances qui lui rappellent de doux souvenirs et avivent ses regrets, le narrateur considère qu’à «chaque instant, il y avait quelqu’un des innombrables et humbles moi qui nous composent qui était ignorant encore du départ d’Albertine et à qui il fallait le notifier (…). J’avais oublié ce moi-là, son arrivée fit éclater mes sanglots». Ainsi, il y aussi le moi qui s’assied pour la première fois dans un fauteuil en l’absence d’Albertine, le moi qui aperçoit le piano dont les mules d’Albertine ne presseront plus les pédales. Finalement, pour PROUST l’amour est toujours enfanté dans la douleur, et ne subsiste qu’à la même condition. On n’aime d’abord que quand il y a un obstacle ; on ne continue d’aimer que qui vous fait souffrir. PROUST s’inspire d’Arthur SCHOPENHAUER pour qui l’amour est par «essence, pitié» ; il préfère le bûcher à cette extinction des feux de l’amour, et s’ennuyait avec Albertine, quand elle était avec lui, excepté lorsqu’il le tourmentait. Finalement, pour PROUST le bonheur n’existe pas ; ce qui compte vraiment dans la vie c’est la souffrance. La douleur est la véritable arme pour pénétrer le cœur des autres. L’amour n’est que souffrance, renoncement, sacrifice, perte de soi, immolation dostïesvkienne. La sourde souffrance du cœur sont une inspiration de l’Idée platonicienne « notre âme bout, fermente, palpite et porte son regard vers les hauteurs où se tiennent les Idées, comme un oiseau nouveau-né, impatient de voler » dit-il. Dans cette conception proustienne de l’amour et de la douleur, la sourde souffrance du cœur qui nous torture devient une force, met en mouvement l’imagination et la pensée, engendre la connaissance spirituelle et produit la lumière d’une Idée. Les amours masculines de PROUST, pour Reynaldo HAHN, Alfred AGOSTINELLI (1888-1953), Lucien DAUDET (1878-1946), Antoine BIBESCO (1878-1951) et Bertrand FENELON (1878-1914), ne furent que déceptions et douleurs.
8 – Le temps retrouvé
Dans le «Temps retrouvé», Marcel PROUST ayant atteint la maturité, et vivant à l’écart des passions et ambitions, sans rien perdre de son sens de l’observation, quitte Paris pendant la guerre et vit une nouvelle matinée chez les Venturin, devenue princesse des Guermantes. Marcel PROUST évoque d’emblée cette ambition littéraire, en buttant sur les pavés inégaux dans la cour des Guermantes, comme par une félicité ou un éblouissement de la lumière, son découragement, sur ses dons littéraires, s’évanouit : «devant la même félicité qu’à travers diverses époque de ma vie, m’avaient données la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’avais parlées (…). Comme au temps où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel, étaient dissipés». Devant cette sensation subite de joie, Marcel PROUST reste rêveur comme si les dalles inégales lui lançaient ce défi : «Saisis-moi au passage, si tu en as la force, et tâche à résoudre l’énigme du bonheur que je te propose». En fait, ce que rejette Marcel PROUST c’est cette mémoire uniforme : «Je comprenais que la vie pût être jugée médiocre bien qu’à certains moments, elle part belle, parce que dans le premier cas c’est tout sur tout autre chose qu’elle-même, sur des images qui ne gardent rien d’elles qu’on la juge et qu’on la déprécie». En fait, avec la mémoire accidentelle, Marcel PROUST nous invite à respirer «un air nouveau», à renouer avec le «Paradis perdu», cette impression bienheureuse : «au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra-temporel, un être qui n’apparaissait que quand par une ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver, dans le seul milieu où il put vivre, jouir de l’essence, des choses, c’est-à-dire en dehors du temps». PROUST retrouve ainsi les joies de la vie spirituelle, «J’avais pu trouver le monde et vie ennuyeux parce que je les jugeais d’après mes souvenirs sans vérité, alors que j’avais un tel appétit de vivre maintenant que venaient de renaître en moi, (…) un véritable moment du passé». Le temps retrouvé nous permet ainsi est retrouvé «une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps». Pietro CITATI, un des biographes de PROUST a résumé ainsi sa conception de la vie : «Peu d’êtres humains ont désiré le bonheur avec de tant de véhémence, la douceur, l’ivresse fiévreuse de Marcel Proust adolescent. (…). Il voulait que toute la vie demeurât elle-même, rien qu’un fragment de temps». Et ce biographe poursuit la conception de PROUST du bonheur «Une surabondance d’amour, d’enthousiasme et d’adoration gonflait son cœur. Chaque sensation suscitait un écho. Il ne se contentait pas d’aimer. Il voulait être aimé : des hommes, des femmes, des arbres et des choses sur lesquels il avait répandu son flot d’amour inépuisable». Dans son plaisir égoïste, l’homme peut trier et sélectionner les meilleurs moments de sa vie et les revivre à travers sa mémoire accidentelle «J’ai tout de même vu de belles choses» écrit Marcel PROUST.
Le temps n’est pas de l’argent ; le temps est beaucoup plus précieux que l’argent, et la valeur de l’argent lui vient de ce qu’il est capable d’économiser du temps, d’être une réserve accumulée de temps, une «véritable machine de temps» écrit Valery LARBAUD. A chaque fois que le miracle de la vie lui faisait échapper au présent, grâce à cette mémoire accidentelle, PROUST se sentait un «être extra-temporel» dont les inquiétudes à l’égard de la mort disparaissent, par conséquent, il devient heureux et «insoucieux vicissitudes de l’avenir».
Marcel PROUST meurt le 18 novembre 1922, à Paris. PROUST a toujours été d’une santé fragile, qu’on a fini par croire qu’il allait vivre plus de cent ans : «il me semble qu’après avoir touché les abîmes, ma santé se relève» dit-il. Hanté par la maladie et la mort, Marcel PROUST, en doloriste et mystique, finira par leur trouver du charme «Dans la mort, et même en ses approches résident des forces cachées, des aides secrètes, une grâce qui n’est pas dans la vie. Comme les amants quand ils commencent à aimer, comme les poètes au temps où ils chantent, les malades se sentent plus près de leur âme». Dans l’avant-propos la traduction de la Bible d’Amiens de John RUSKIN, «puis vint le travail ; puis la mort, qui dans les vies heureuses est très court». François MAURIAC écrira : «Voici donc l’homme de lettres à son paroxysme : celui qui a fait de son ouvrage son idole, et que l’idole a dévoré».
Pourquoi il faut lire ou relire Marcel PROUST ?
«Le plaisir de lire Marcel PROUST est directement issu, sans doute, du plaisir qu’il eut d’écrire. (…) ; Chez Proust, la création n’est qu’allègement, confidence, découverte aussi. Le don de communiquer avec le lecteur, certaine façon de dire qui éveille l’inquiétude ou la mélancolie, il en a le secret. Son imagination s’empare directement de la nôtre et lui procure tous les ravissements» écrit M. C MARX, dans l’hommage de la NRF de 1923. Admettons que l’œuvre de PROUTS renferme quelques passages arides et même parfois ennuyeux. Même si c’est une œuvre difficile et exigeante, pour le lecteur du XXIème siècle, elle procure une grande culture générale et des connaissances sur l’histoire, l’art, la musique, la littérature et la philosophie. «Déconcertés au premier instant, intrigués, retenus ensuite, nous ne tardions pas à nous laisser gagner par une attirance mystérieuse» dit Robert-Ernest CURIUS. La lecture de PROUST éveille, en nous, le désir impératif d’écrire nous-mêmes dans un français impeccable, d’adopter un niveau de langue plus relevé. Nous sommes en face de la nostalgie d’un français châtié qui déploie toutes ses ressources. Bref, À la Recherche du temps perdu célèbre les possibilités de la langue française, et constitue un exceptionnel répertoire d’observations, de sensations, d’images décrivant la Belle époque. L’œuvre de PROUST nous fait renouer avec un glorieux patrimoine culturel, historique, littéraire et linguistique français. La puissance créatrice de Marcel PROUST offre un magnétisme d’autant plus admirable qu’est l’expression de la plus riche culture littéraire et intellectuelle qui brasse la psychologie, la poésie, la science, l’observation et l’émotion. Instigateur du cœur humain, la Recherche du temps perdu, teintée d’impressionnisme, « sa force suprême, c’est cette révélation que tout ce qui est caché dans les limbes les plus lointaines de notre conscience, c’est qu’il a donné une forme souveraine à ce qui n’avait pas de forme encore. (…). Lire Proust, c’est un interminable apprentissage de soi-même » dit Christian RIMESTAD.
A la mort de Marcel PROUST, la Nouvelle Revue Française, par un numéro spécial de 1923, rendit un vibrant hommage, à l’auteur, avec des signatures prestigieuses. «La mort de Marcel Proust est le plus grand deuil que nous pouvions avoir à subir. Mon impression a été d’abord nettement défavorable. Je me perdais dans le dédale de phrases interminables. (…). Je perdis patience ; et, irrité je jeté le livre. Mais j’ai la crainte maladive d’être injuste. Je repris plus tard le livre (…). J’y trouvai même ce qui, en littérature, me séduit le plus : l’expression frappante et une atmosphère attiédie, singularisée, et comme imprégnée d’une odeur de peau ; une ironie voilée et non pas amère ni dédaigneuse, mais celle qui chez les grands écrivains, est la marque d’un jugement porté vers le haut ; enfin, ce qui dépasse tout, la vertu sans laquelle un livre ne me plaît jamais à tout à fait : la poésie» dit René BOYLESVE. Si on est subjugué par l’étendue et la puissance de son intelligence, de sa fantaisie, de sa sensibilité, de sa faculté d’introspection, on est également conquis par la variété la richesse des thèmes qu’il a développés : «Marcel Proust est le premier écrivain qui a fait de la mémoire le fondement, le sujet et le centre d’une grande œuvre. (…). Toute son œuvre est une conservation ou une poursuite du passé et met d’abord en oeuvre la mémoire, l’instrument à conquérir le passé», dit Jacques RIVIERE. Il est marqué par la connaissance de l’esprit humain. Anne de NOAILLES parle d’une œuvre pleine de «sublimes lueurs», et Maurice BARRES évoque, déjà pour la Recherche, «un culte ardent». «Son ouvrage marque une date, un tournant. La nouveauté en est merveilleuse. Il nous offre une vue toute nouvelle du monde intérieur et extérieur. (…). Proust se moque de la perspective, et il n’a pas de sujet dramatique, pas dut tout : son livre est un voyage de découverte dans sa mémoire, une exploration de botaniste, (…) ; et rien ne l’intrigue davantage que le travail de la mémoire » dit Jacques BOULENGER. Peintre de l’amour, «son travail essentiel a consisté à dissocier, à diviser, dans ses éléments primordiaux, chacune des émotions qui nous frappent» écrit Edmond JALOUX. Marcel PROUST renouvelle l’éternelle leçon du génie : «l’art n’est pas l’ennemi de la vie, l’art c’est la vie, c’est plus que la vie, mais il y faut le génie», dit Pierre DRIEU de la ROCHELLE. La Recherche est «le plus beau film du monde», s’écrit Paul FIERENS.
«J'avais admiré l'amabilité ingénieuse de Marcel, sa miraculeuse rapidité de compréhension, son sens du comique ; mais je ne soupçonnais pas son génie, dont je n'eus la révélation que petit à petit, et je ne me doutais même pas qu'il fût quelqu'un d'extraordinaire» dit Reynaldo HAHN, son compagnon.
BIBLIOGRAPHIE TRES SELECTIVE
1 – La contribution de Marcel PROUST
1 – 1 La recherche du temps perdu de Proust
PROUST (Marcel), Du côté de chez Swann, Combray, Paris, Gallimard, 1913, et 2013, 197 pages ; (Vol I, 1ème partie, de la Recherche) ;
PROUST (Marcel), Du côté de chez Swann, un amour de Swann, Paris, Gallimard, 1930 et 2016, pages 198 à 442 ; (Vol I, 2ème partie, de la Recherche) ;
PROUST (Marcel), A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, 1919, 1987, et 1988, préface Pierre-Louis Rey, 568 pages ; (vol II de la Recherche) ;
PROUST (Marcel), Le côté de Guermantes, Paris, Gallimard, 1920-1921, collection Folio, vol 1, 375 pages, vol 2, 421 pages, et 1994, 800 pages ; (vol III de la Recherche) ;
PROUST (Marcel), Sodome et Gomorrhe, Paris, vol 1, 1954, 599 pages et vol 2, 1921, et 1992, 492 pages ; (vol IV et V de la Recherche) ;
PROUST (Marcel), La prisonnière, Paris, Gallimard, 1923, t 1, 384 pages et t 2 1931, tome 2, 288 pages ; (vol VI de la Recherche) ;
PROUST (Marcel), Albertine disparue, Paris, Gallimard, 1925, 333 pages, 1954 collection Folio, 374 pages ; (vol VII de la Recherche) ;
PROUST (Marcel), Le temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1927, 210 pages et 1990, 442 pages ; (vol VIII de la Recherche).
1 – 2 Les autres contributions de Proust
PROUST (Marcel), Chardin et Rembrandt, Paris, Bruit du temps, 2009, 53 pages ;
PROUST (Marcel), Chroniques, Paris, La Nouvelle Revue Française, 1927, 236 pages ;
PROUST (Marcel), Contre Sainte-Beuve, préface de Bernard de Fallois, Paris, Gallimard, 1995, 307 pages ;
PROUST (Marcel), Pastiches et mélanges, Paris, Gallimard, 1992, 286 pages ;
PROUST (Marcel), Jean de Santeuil, précédé de Les plaisirs et les jours, préface de Pierre Clarac et Yves Sandre, Paris, Gallimard, 1971, 1 123 pages ;
PROUST (Marcel), Journées de lecture, suivi de «Le souci de vérité», préface de Pierre Bergounioux et Pierre Alechinsky, 2006, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 84 pages ;
PROUST (Marcel), Correspondances (1914-1922), préface de Jean Mouton, Paris, Gallimard, 1976, 360 pages ;
PROUST (Marcel), Les plaisirs et les jours, préface de Anatole France, Paris, Gallimard, 1924, 310 pages.
2 - Proust préfacier et traducteur de Ruskin
RUSKIN (John), La Bible d’Amiens, traduction, avant-propos et préface de Marcel Proust, Paris, 1904, Mercure de France, 347 pages ;
RUKSIN (John), Sésame et les Lys, des trésors des rois, des jardins des reines, Notes et préface de Marcel Proust, Paris, 1906, Mercure de France, 224 pages.
3 – Les critiques de Marcel PROUST
ABRAHAM (Pierre), Proust : recherche sur la création intellectuelle, Rieder, 1930, 91 pages et éditeurs français réunis, 1971, 144 pages ;
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SOELBERG (Nils), Recherches et narration : lecture narratologique de Marcel Proust, à la recherche du temps perdu, Copenhague, Museum Tusculanum Press, 2000 - 417 pages ;
SOUDAY (Paul), Marcel Proust, Paris, Les Documentaires, Simon Kra, 1927, 106 pages ;
SOUZA de, (Sybil), La philosophie de Marcel Proust, Paris, Rieder, 1939, 176 pages ;
TURMEL (Emilie), Du portrait chez Sainte-Beuve au pastiche chez Proust, un parcours historique et poétique, mémoire maîtrise Université de Laval, 2015, 182 pages ;
ZEPHIR (Jacques, J), «Nature et fonction de la mémoire dans A la recherche du temps perdu», Philosophiques, 1990, vol 17, n°2, pages 147-168.
Paris, le 19 mars 2017, par M. Amadou Bal BA - http://baamadou.over-blog.fr/
Poète et dramaturge, Derek WALCOTT est mort le 17 mars 2017, presque dans l’indifférence générale. Il avait été le deuxième poète antillais à remporter le prix Nobel de littérature, après Saint-John PERSE qui l’avait eu en 1960. Derek WALCOTT, contrairement à l’auteur d’Amers, était anglophone. Comme a résumé un autre poète prix Nobel, Joseph BRODSKY, qui admirait WALCOTT bien avant tout le monde : "L’univers d’où vient ce poète est une véritable Babel génétique, mais dont la langue est l’anglais." Lorsqu’en 1992, le Prix Nobel de littérature est décerné à Derek WALCOTT, ce dernier est en France, totalement inconnu. Un seul de ses livres, «Le Royaume du fruit étoile», a été traduit en français par Claire MALROUX, chez l’éditeur Circé. Derek WALCOTT est pourtant un poète essentiel. Il faudra, cependant, encore attendre dix ans, pour que Gallimard publie, toujours dans une traduction de Claire MALROUX, le maitre livre de WALCOTT : «Une autre vie», œuvre charnière et de la maturité, est une autobiographie poétique, écrite de 1965 à 1972. A travers des chants symbolisant l’amour, l’art et la mort, se profile sa profonde interrogation sur son identité culturelle. «Qu’est-ce qu’un poète dans ces îles perdues des Antilles anglophones, sans tradition ni langue propres ?». "Un homme vit la moitié de sa vie / la seconde moitié est mémoire." Ainsi Derek WALCOTT commente-t-il sobrement les raisons qui l'ont incité, aux abords de la quarantaine, à entreprendre le long travail de remémoration dont témoigne l'écriture d'Une autre vie. Ce livre n'est pas un recueil de poèmes, mais plutôt une narration poétique, divisée en parties et chapitres ou, si l'on veut, en chants, peut-être sur le lointain modèle de l'Odyssée. Le poète articule son récit autour de trois êtres ayant marqué dans sa jeunesse sa rencontre presque simultanée de l'amour (Anna), de l'art (Gregorias) et de la mort (Harry Simmons). Derrière ces figures à la fois réelles et symboliques se dessine celle de l'artiste, saisi aux sources mêmes de la création, dans le dépassement par l'imaginaire d'une réalité souvent désespérante. Comment devient-on et peut-on rester poète dans un territoire perdu des Antilles anglophones, sans tradition ni langue propres ? Une autre vie est une éblouissante réponse, un texte qui fait voyager dans l'espace et le temps, mêlant lyrisme et ironie, épopée et truculence.
"Il maîtrise mieux la langue anglaise que tous les auteurs anglais vivants", avait dit de lui le poète et romancier britannique Robert GRAVES. La narration poétique de WALCOTT est unique et incomparable. Son inspiration poétique, souvent autobiographique, s’oriente suivant des périodes précises de sa vie, tantôt vers une veine narrative et descriptive, tantôt vers une réflexion métaphysique et humaniste. Derek WALCOTT écrit : «Je ne suis qu'un nègre rouge qui aime la mer, - j’ai reçu une solide éducation coloniale, - j’ai du Hollandais en moi, du nègre, et de l’Anglais, et soit je ne suis personne, soit je suis une nation».
WALCOTT est né le 23 janvier 1930 à Castries. Sainte-Lucie est alors britannique (164 000 habitants), l’île acquerra son indépendance en 1979. Orphelin de père à l'âge d'un an, Derek WALCOTT est élevé avec son jumeau Roderick par sa mère Alix, directrice de l'école méthodiste de Castries. Derek devient rapidement conscient de sa singularité : dans une région du monde où la considération sociale est proportionnelle à la blancheur de la peau, ce «chabin» aux cheveux roux et aux yeux clairs, issu d'une famille où l'on vénère peinture et littérature, est de plus méthodiste dans une communauté majoritairement catholique. «Elevé dans la minorité protestante d’une île à majorité catholique et de culture francophone, son œuvre poétique s’inscrit au cœur de ces confluences et de ces contradictions» souligne le journal Le Monde.
Après une licence d'anglais, latin et français à l'University College de la Jamaïque, il bénéficie en 1958 d'une bourse Rockefeller qui lui permet d'aller à New York étudier le théâtre. Lors de ce séjour, il découvre Brecht, la comédie musicale, ainsi que les genres dramatiques chinois et japonais. Au contact de traditions radicalement étrangères, il perçoit l'originalité de l'être caribéen, curieux mélange de formalisme et d'exubérance. À son retour aux Antilles, il fonde en 1959 le Trinidad Theatre Workshop qu'il dirige jusqu'en 1976. Avec cette troupe, au sein de laquelle naît le nouveau théâtre antillais, il met en scène les classiques mais aussi ses propres pièces. Ainsi, dans «Dream on Monkey Mountain», «Rêve sur la montagne au singe», au début il y avait le singe, et le singe n'a pas de nom, alors Dieu l'a appelé homme. Or il y avait diverses tribus de singes. Mais malheureusement il y avait une tribu à la traîne, et c'était les Nègres. Ainsi s'exprime à propos de la Création le Brigadier Lestrade dans le prologue de "Rêve sur la Montagne au Singe". La pièce raconte l'irrésistible ascension d'un de ces hommes singes, Makak, un vieil Antillais fruste, laid et épileptique, qui se croit investi d'une mission. Sous des dehors simples, par le truchement de personnages librement inspirés des contes folkloriques, Derek WALCOTT dénonce l'illusion et les dangers inhérents à toute idéologie et quête du pouvoir. Il agite cette question d'actualité brûlante au moyen d'une écriture poétique et savoureuse, en jouant constamment du contraste entre la langue officielle plus ou moins bien assimilée du colonisateur britannique et le créole dont il subsiste encore aujourd'hui un vieux fond dans son île natale, Sainte-Lucie.
Dans «Ti-Jean and his Brothers», «Ti-Jean et ses frères», qui rassemblent tradition populaire et inspiration savante, WALCOTT écrit qu’être né dans une petite île, dans un trou perdu colonial, signifiait une résignation précoce au destin. L’architecture de pacotille de la seule ville, les vérandas de poupée, les jalousies, les avant-toits de dentelle, joliment ajourés comme les napperons qui ornent les tables encaustiquées des pauvres, paraissaient si fragiles que la nature était la seule vie concevable. Une nature sans l’homme, comme la mer sur laquelle la voile d’une barque ressemble à une interruption. Une nature aux chancres : bicoques grises et pourries, de la couleur d’une robe de paysanne, qui s’entassaient pêle-mêle sur les pentes rocheuses à l’extérieur des villages. Mais par la nature, on en venait à aimer l’absence de philosophie, ainsi que, fatalement, peut-être, la beauté de certains avilissements.
Pour WALCOTT, un acteur doit être danseur, savoir déclamer Shakespeare et chanter le calypso avec la même assurance. Derek WALCOTTW évoque le contexte colonial de son enfance, «débilité paludéenne» où tous croyaient que «rien ne se construirait jamais parmi ces cabanes décrépies [...] étant pauvres, nous avions déjà le théâtre de nos vies». Assimilateur instinctif, il dévore la littérature des différents empires, Rome, la Grèce, la Grande-Bretagne. Cet admirateur du nô et du kabuki adore aussi le créole des rues et l'archétype du héros populaire antillais, apparemment écrasé par la puissance de l'argent.
Ses parents ont sur lui une influence décisive. «Mon père est mort lorsque j’avais 1 an. Il peignait des aquarelles et écrivait des poèmes. Ma mère l’érigeait toujours en exemple. J’ai été déterminé, très jeune, à prendre sa relève. C’est ainsi que j’ai commencé à apprendre seul, à travers la lecture, en imitant les grands poètes. A l’époque, ici, il n’y avait pas de maison d’édition, pas de musée. Nous apprenions tout à travers les livres et l’enseignement». Le jeune Derek apprend vite, piochant, dans la bibliothèque maternelle et celle d’un ami, «les noms prévisibles : T. S. Eliot, Shakespeare, Ezra Pound ». Il a 14 ans lorsque son premier poème est publié dans un journal local. Le début d’une œuvre immense, un «archipel de poèmes», selon l’expression de son ami le poète russe Joseph Brodsky (1940-1996).
Dans «Une autre vie», le premier poème évoque une enfance métissée, à l’image d’un environnement composite: «Je ne suis qu’un nègre rouge qui aime la mer/ J’ai reçu une solide éducation coloniale/ J’ai du hollandais en moi, du nègre, et de l’anglais/Et soit je ne suis personne, soit je suis une nation.». Son père, un artiste, était anglo-néerlandais et sa mère antillaise. A la question «Pourquoi écrivez-vous», WALCOTT avait répondu: «J’écris parce que depuis l’enfance, j’ai toujours pensé que c’était ma vocation. Je pense que j’ai été influencé par la mort prématurée de mon père qui était lui-même écrivain, et peintre. Il me semble simplement que je poursuis son travail qui a été interrompu».
Derek WALCOTT a publié son premier recueil de poèmes à l'âge de 19 ans, a accédé à la notoriété en 1962 avec la publication de "In a Green Night", qui réunissait des textes écrits entre 1948 et 1960. Il y évoquait déjà certains de ses thèmes de prédilection: les Caraïbes, leur histoire mouvementée, les traces du colonialisme et le post-colonialisme «Cassez un vase : l’amour qui en assemble à nouveau les morceaux est plus fort que l’amour qui, lorsqu’il était entier, considérait sa perfection symétrique comme allant de soi. La colle qui en rejoint les morceaux en scelle la forme originale. C’est cet amour-là qui rassemble nos fragments africains et asiatiques, ces legs tout fendus dont la restauration révèle les cicatrices blanchies» dit-il.
Il s'est ensuite montré très prolifique, publiant une vingtaine de livres de poésie et des dizaines de pièces de théâtre. Son recueil le plus connu est sans doute "Omeros", publié en 1990 et librement inspiré de "l'Iliade" et de "l'Odyssée" d'Homère.
«Le vers de Walcott se réclame de Shakespeare et de la Bible, heureux de surprendre par sa belle exubérance. Il peut être incantatoire et s’enchanter lui-même… il peut être athlétique et populaire… il peut s’imposer à nous par l’entraînement presque hydraulique de ses mots… Quand Walcott laisse l’air de la mer brasser son imagination, il en résulte une poésie aussi vaste et revigorante que le climat maritime au début de l’Ulysse de Joyce», écrit Seamus HEANEY.
WALCOTT explique sa démarche poétique : «La poésie est comme la sueur de la perfection, mais elle doit paraître aussi fraîche que les gouttes de pluie sur le front d’une statue; elle conjugue simultanément ces deux temps, le passé et le présent, le passé est la statue, le présent la rosée ou la pluie sur son front. Il y a le langage enseveli et il y a le vocabulaire personnel: le travail de la poésie est un travail de fouilles et de découverte de soi».
«L’Amour après l’amour» (1976)
Le temps viendra
où, avec allégresse,
tu t’accueilleras toi-même, arrivant
devant ta propre porte, ton propre miroir,
et chacun sourira du bon accueil de l’autre
Et diras : assieds-toi. Mange.
Tu aimeras de nouveau l’étranger qui était toi.
Donne du vin. Donne du pain. Redonne ton cœur
à lui-même, à l’étranger qui t’a aimé
Toute ta vie, que tu as négligée
pour un autre, et qui te connaît par cœur.
Prends sur l’étagère les lettres d’amour,
Les photos, les mots désespérés,
détache ton image du miroir.
Assieds-toi. Régale-toi de ta vie.
Bibliographie très sélective
WALCOTT (Derek), Une autre vie (Another Life), traduction de Claire Malroux, Paris, Gallimard, 2002, 192 pages ;
WALCOTT (Derek), Le Royaume du fruit-étoile, traduction Claire Malroux, Strasbourg, Circé, 1992, 110 pages ;
WALCOTT (Derek), Rêve sur la montagne au singe, traduction Claire Malroux, Essertine sur Rolle (Suisse), éditions Demoure, 2000, 121 pages ;
WALCOTT (Derek), Ti-Jean et ses frères, traduction de Paol Keinig, 1997, 82 pages ;
WALCOTT (Derek), Omeros, New York, 1990, Farras et Giroux, 2002, 325 pages ;
TARDIERE (Dominique), Temps et identités dans l’œuvre de Derek Walcott, thèse sous la direction de Claire Bazin, Paris, Université de Nanterre, 2011.
Le Monde du 17 mars 2017 et du 8 décembre 2016, le Journal Libération du 17 mars 2017.
Paris, le 17 mars 2017, par M. Amadou Bal BA - http://baamadou.over-blog.fr/
Cet article a été publié dans le journal Ferloo, édition du 20 novembre 2016.
«Quiconque a voyagé longtemps aux côtés d’une ombre, éprouve le désir de connaître l’homme auquel appartient cette ombre» dit Paul SEIPPEL un des biographes de Romain ROLLAND, un homme illustre qui a allumé la lampe de Diogène. Romain ROLLAND ayant renoncé aux foires des vanités, est en rupture avec la littérature de son époque classée dans la catégorie des industries insalubres. En effet, la plupart des auteurs de son époque pratiquent la prostitution intellectuelle pour tenir le haut du pavé. Remplis d’eux-mêmes, ces auteurs ne recherchent que le succès immédiat, et n’ont pour but unique, en bons commerçants, que de parler d’eux-mêmes. Mais la jeunesse française, de l’époque, était éprise de hauteur de point de vue et de propreté morale. Romain ROLLAND est, quant à lui, un bretteur, un idéaliste qui poursuit une haute exigence de renouveler les valeurs morales : «Combien nous avons souffert ! Et tant d’autres avec nous, quand nous voyons s’amasser, chaque jour, autour de nous, une atmosphère plus lourde, un art corrompu, une politique immorale et cynique, une pensée veule, s’abandonnant au souffle du néant» dit Romain ROLLAND. Écrivain engagé, épistolier, pacifiste, poète et humaniste, musicologue, biographe, essayiste, romancier et dramaturge, figure majeure de la littérature française du XXe siècle, Romain ROLLAND nous a légué une oeuvre exigeante et ambitieuse, distinguée par le prix Nobel en 1915, et dont la pièce maîtresse demeure Jean-Christophe, roman auquel il consacra dix ans de sa vie. Passionné de musique, il y retrace le destin et la formation d'un compositeur de génie, héros romantique et «âme libre» à l'image du Werther de Goethe. «Ma tâche est de dire ce que je crois juste et humain» dit Romain ROLLAND.
Romain ROLLAND, extraordinaire épistolier, a senti, à travers sa correspondance avec Stefan ZWEIG, la montée du fascisme. En effet, Romain ROLLAND et Stefan ZWEIG (1881-1942) : deux écrivains humanistes, symbole d’une «Europe des esprits» humiliée par la Grande Guerre. Au-delà de l’amitié qui les lie Romain ROLLAND et Stefan ZWEIG partagent une même conscience du danger face aux nouvelles idéologies de l’Europe d’après-guerre, où violences et assassinats politiques revêtent déjà un caractère antisémite. D’une richesse inouïe, leur correspondance nous entraîne dans l’entre-deux-guerres, avec en toile de fond la montée des totalitarismes et l’engrenage qui mena l’humanité d’un conflit à un autre. «Au-dessus la mêlée» est le plus célèbre manifeste pacifiste de la Grande Guerre. Comparable au «J'accuse» d’Emile ZOLA, il fut publié par Romain ROLLAND le 24 septembre 1914 dans le Journal de Genève. Ce texte exceptionnel, qui exhorte les belligérants à prendre de la hauteur pour saisir l'ampleur du désastre, provoqua aussitôt de nombreuses réactions violentes et haineuses envers son auteur, dont la lucidité, l'idéal de non-violence et de communion entre les peuples furent néanmoins récompensés, dès 1915, par le prix Nobel de littérature. En effet, les conservateurs avaient tenté de salir Romain ROLLAND en mettant en doute son patriotisme, notamment quand il a écrit Jean-Christophe, un héros allemand : «c’est une camelote à l’allemande, des petits pioupious de Nuremberg, entrés chez nous par contrebande, sans envergure, sans âme» disent-ils. La remarquable étude de René CHEVAL « Romain Rolland, l’Allemagne et la guerre » a disculpé Romain ROLLAND qui n »a jamais été envoûté par une Allemagne belliciste. Romain ROLLAND qui n’a jamais cessé d’être clairvoyant à l’égard de l’Allemagne depuis la défaite de Sedan, entrevoyait le bruit des bottes. Pacifiste, il est resté en Suisse pendant la Première guerre mondiale : «Je n’aurais jamais pu être un soldat ; j’aurais déserté ; je me serai suicidé» dit-il. Victime de partis pris et de préjugés, Romain ROLLAND vécut une Histoire qui a bouleversé l'Europe, avec deux guerres mondiales et l'avènement du communisme ainsi que le fascisme. Pacifiste en 1914, il a voulu se placer «au-dessus de la mêlée». Dans les années 30, il a accepté d'être le «compagnon de route» des communistes. Il a rencontré Joseph STALINE par l’intermédiaire de l’écrivain russe, Maxime GORKI. Lorsqu’il a appris la Révolution russe, il s’est écrié : «de grandes nouvelles qui nous arrivent de Russie me battre le cœur de joie et d’espérance». Européen convaincu qui a lutté contre le fascisme et le nazisme, internationaliste et cosmopolite, il a jeté un pont entre l'Occident et l'Orient. Romain ROLLAND est un personnage contradictoire, avec ses grandeurs et ses erreurs. Il n’en reste pas moins que cet intellectuel, à travers sa contribution littéraire, a joué un rôle majeur dans les affrontements idéologiques du XXème siècle. «Je suis fait de trois choses : un esprit ferme, un corps très faible et un cœur constamment livré à quelque chose» dit-il.
Le Prix Nobel de littérature de 1915 a rendu hommage «au grand idéalisme de ses écrits, ainsi qu’à la symphonie et à la vérité avec laquelle il a peint les différents types humaines. La foi de Romain ROLLAND est humaine et laïque. Inspiré du stoïcisme et de l’hindouisme, il hait l’idéalisme couard. Ascétique et mystique, pour lui, la douleur est la purification : «La souffrance et la lutte qu’y a –t-il de plus normal ? ». Romain ROLLAND le culte des héros «Il y a un Dieu dans l’homme : c’est l’homme». Il ne souhaite pas idolâtrer des héros inaccessibles. Ses héros sont des hommes au grand cœur qui se débattent dans la misère tenace de l’existence. Ils souffrent de la maladie, de l’injustice, de la bêtise et du désespoir. Romain ROLLAND vit de la solitude, mais il déteste le mensonge : «J’étais isolé. J’étouffais comme tant d’autres en France, dans un monde moral ennemi ; je voulais respirer ; je voulais réagir contre une civilisation malsaine, contre une pensée corrompue par une fausse élite ; je voulais dire à cette élite : vous mentez, vous ne représentez pas la France» dit Romain ROLLAND. C’est pour cela qu’il fallait un héros, comme son «Jean-Christophe », aux yeux et au cœur pur, qui eût l’âme assez intacte pour avoir le droit de parler, et la voix assez forte pour se faire entendre.
Romain ROLLAND, né le 29 janvier 1866, à Clamecy, dans la Nièvre. Dans l’épisode d’Antoinette on sent racontées les premières années de Romain ROLLAND. Il y décrit une «petite ville endormie qui mire son visage dans l’eau trouble d’un canal endormi, sans monuments, sans souvenirs. Rien n’est fait pour attirer, tout est fait pour retenir» écrit Romain ROLLAND. Il y retrace les couleurs grises de la vie provinciale. Romain ROLLAND fait ses études à Clamcy jusqu’au collège. Il s’inscrit, par la suite au Lycée Louis Le Grand, et y rencontre Paul CLAUDEL (1868-1955), dramaturge, poète, essayiste et diplomate. Bernard DUCHELET consacre un ouvrage sur les deux hommes «amitié perdue et retrouvée». Tout les séparait : religion, philosophie, politique - et même la littérature. L'un était poète d'abord, créateur de ses formes d'art, l'autre romancier, sagement fidèle à l'idiome reçu de ses pères. Et pourtant... après un demi-siècle d'éloignement et de mutuelle incompréhension, ils se rencontrent ; avec une heureuse surprise ils se découvrent très proches, voire fraternellement unis dans leur vision des êtres et des choses. Une seule faille subsiste, irréductible ; l'un et l'autre sont pénétrés d'esprit religieux ; tous deux fréquentent la Bible et les Pères de l'Église ; mais, en dépit des efforts infatigables de Paul, Romain reste «sur le seuil de la dernière porte» : celle de l'accès aux sacrements. Ils sont tous les deux romantiques wagnériens, révoltés contre les conventions bourgeoises. Ils parlent de poésie et de musique. En effet, passionné par la musique et excellent pianiste, Romain ROLLAND envisage, un moment, de devenir musicien ; ce goût pour la musique marquera son œuvre. Sa passion de la musique lui vient de sa mère qui aurait voulu qu’il poursuive une carrière musicale. Son père le destinait à Polytechnique. Mais il s’inscrit à l’école normale en 1886. Passionné de la littérature et de la philosophie, il choisit l’histoire et la géographie. Ses maîtres, Paul GUIRAUD, élève de Numa Denis FUSTEL de COULANGES (1830-1889), historien, et Gabriel MONOD, élève de Jules MICHELET (1798-1894), père de l’histoire de France, lui inculquent une bonne méthode travail et le goût de la précision scientifique.
Dans sa vie intellectuelle et douloureuse, ses spéculations philosophiques, Romain ROLLAND est à la recherche de la Vérité. Il entreprend de lire les pré-socratiques, notamment Empédocle, puis par la suite SPINOZA. Son essai panthéiste et philosophique, «Crédoquia Verum» contient ses idées fondamentales. Ce n’est pas «Je pense, je suis», de Descartes, mais «Je suis, donc il est». Romain ROLLAND introduit la «pensée-sensation », une conception de Dieu et du monde extérieur, une explication de la liberté, des régles morales et esthétiques. Romain ROLLAND voue un culte absolu à Léon TOLSTOI, dans ses années à l’école normale supérieure : «chacun s’y retrouvant soi-même, et, pour tous, c’était une porte qui s’ouvrait sur l’immense univers, une révélation de la vie». L’influence de TOLSTOI a été grande sur Romain ROLLAND, sur ses idées morales et esthétiques, sur sa conception de la vie.
Agrégé d’histoire à vingt-trois ans, en 1889, Romain ROLLAND fut admis à l’école française de Rome. Il fut immédiatement conquis par la «Ville Eternelle» : «L’ensorceleuse Rome que j’ai tant aimée» dira-t-il. Dans les années passées, entre 1889 et 1891, à Rome, il y rencontre, sur recommandation de son professeur Gabriel MONOD, une grande dame protestante, origine d’Allemagne et de souche française, Malwida Von MEYSENBUG (1816-1903), Prix Nobel de littérature. Tous les deux sont passionnés de Wagner et de Nietzsche. Malwida l’invite à jouer, Mozart et Beethoven, à son salon, près du Colisée. Féministe et mondaine, Malwida incarne, aux yeux de Romain ROLLAND, un idéal élevé d’émancipation par la culture, de liberté orgueilleuse et de fraternité distinguée. Il fera un autre séjour à Rome entre 1892 et 1893 pour préparer sa thèse soutenue à la Sorbonne en 1895. Il est chargé des cours de l’histoire de l’art à l’Ecole normale supérieure et aura comme élève un certain Charles PEGUY, fondateur des Cahiers de la Quinzaine.
Romain ROLLAND enseigne d’abord l’histoire de l’art à l’École normale supérieure et l’histoire de la musique à la Sorbonne. Après un accident grave de la circulation, en 1910, Romain ROLLAND s’isole progressivement et privilégie ses activités d’écrivain. Dans son penchant pour l’héroïsme et la tristesse, il dénonce, dans l’affaire Dreyfus, «la grandeur et la vilénie indicibles des deux parties en lutte». Ascète, mystique, réservé, sobre et distant, Romain ROLLAND se réfugie dans l’écriture : « j’aimais l’art avec passion ; depuis l’enfance, je me nourrissais d’art, surtout de musique ; je n’aurais pu m’en passer ; je puis dire que la musique m’était un aliment aussi indispensable à ma vie que le pain» dit Romain ROLLAND. Pour lui, la musique embrasse l’univers entier et l’infini de la pensée humaine : «tout est musique, pour un cœur de musicien» dit-il. La corruption de l’art isole les hommes, les déprave et contribue à développer la frustration. L’âme reflète le tranquille et le lumineux de l’âme cette âme où «tout est raison et charité» dit Romain ROLLAND. Dans son étude «Qu’est-ce que l’art ?», Léon TOLTSOI estime que «l’art est inutile, à moins qu’il ne renonce à son objet, et qu’il devienne une simple dépendance et un simple moyen à son service. L’art doit nous inspirer des sentiments nobles et courageux et produire du Bien». L’artiste doit être un prophète et désintéressé, il ne doit pas rechercher un avantage personnel, mais il est «exclusivement un serviteur de la vérité». En effet, pour Romain ROLLAND, la dignité de l’art est souillée par des milliers de parasites. «Tout ce qui réunit les hommes est le Bien et le Beau ; tout ce qui les sépare est le Mal et le Laid» dit Léon TOLSTOI. C’est cette «conception religieuse» de l’art et de l’activité intellectuelle qui a inspiré Romain ROLLAND.
Romain ROLLAND s’installe à Paris, dans le quartier de Montparnasse, près de Denfert-Rochereau. Proche de la nature, Romain ROLLAND sent Dieu partout : «ma foi est un instinct incontestable. Et, avec les années, la vie, au lieu de l’émousser, l’aiguise davantage» dit-il.
I – Romain ROLLAND, un culte voué à l’art
Romain ROLLAND, l’âme raisonneuse et mystique, commence par collaborer avec les «Cahiers de la Quinzaine de Charles PEGUY», dont le premier volume est paru en 1900. Il y publie ses drames populaires, ses biographies de héros et son œuvre-maîtresse «Jean-Christophe» qui prétendait faire son chemin en se passant des «marchands de gloire». Il a bousculé toute cette intelligentsia cupide et a installé une magnifique culture de l’esprit pur.
Romain ROLLAND cultive l’amour-propre ; ce qu’on appelle un «bourgeon» et le «bourgeon» le plus florissant de Romain ROLLAND est l’ultime satisfaction d’avoir été le tout premier parler de «Jean-Christophe». Juché de ses épaules de géant, il a passé, fort à son aise, le fleuve aux eaux tumultueuses. C’est une invitation à l’espoir et à l’espérance.
Romain ROLLAND commence à écrire pour le théâtre, puis devient célèbre avec les dix volumes de son cycle romanesque Jean-Christophe (1904-1912), l'histoire d'un musicien allemand qui essaie de faire de sa vie une œuvre. «Jean-Christophe» est une pensée de jeunesse, réalisée à l’âge mûr ; un roman dont le principal personnage musicien, un héros inspiré de Wagner, l’homme au cœur pur, aux yeux purs, jugeant librement le monde libre, s’imposant à lui comme une brusque intuition. Prix Fémina de 1905, son ouvrage «Jean-Christophe KRAFFT» relate la vie d’un musicien allemand, incarnant l'espoir d'une humanité réconciliée en montrant notamment la complémentarité entre l'Allemagne et la France. De l'enfance à la maturité, Jean-Christophe Krafft découvre la douleur, l'injustice, affronte les épreuves de la vie pour enfin s'accomplir, trouver l'équilibre et la paix. Dégoûté par l’amour, le héros reporte sur la musique toute sa pensée. Maintenant qu’il a souffert et aimé, il se rend compte qu’il n’a traduit que des sentiments superficiels. Il souffre dans sa ville et raille le goût allemand de tout idéaliser. Il ne peut plus vivre en Allemagne et s’exile en France. Il se sentait tout seul au départ : «il ne savait pas qu’une grande âme n’est jamais seule, si dénuée qu’elle soit d’amis, par la fortune, elle finit toujours par en créer. Elle rayonne autour d’elle l’amour dont elle est pleine».
Roman d'apprentissage, tableau du monde intellectuel européen de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, cette vaste fresque qui mêle pensée et poésie, réalisme et symbolisme, est autant une réflexion sur la création artistique que l'exploration sensible et profonde de l'âme humaine. Un chef-d'oeuvre et un classique. Le parcours personnel de ce héros romantique est la quête d'une sagesse visant à l'harmonie avec le rythme de la vie universelle.
Dans son «Jean-Christophe» Romain a mis beaucoup de lui-même. Il s’y est mis tout entier, avec ses idées, ses expériences de vie, avec une part d’autobiographie. Le génial Jean-Christophe est un intuitif doué d’une vitalité puissante. Comme un grand enfant joyeux, il va droit devant lui, brisant les obstacles qu’il ne voit pas. Il crée, il ne raisonne pas. Le personnage d’Olivier, est le produit d’une vieille civilisation raffinée, un esprit réfléchi et ultra-critique. La pensée paralyse en lui la force active. Jean-Christophe serait l’idéal de vie de Romain ROLLAND. On pourrait le reconnaître, en lui-même, tel qu’il fut à l’époque la plus troublée de sa jeunesse.
Idéaliste et humaniste, Romain ROLLAND a rédigé de nombreuses biographies de grands hommes (Beethoven, Michel-Ange, Haendel, Tolstoï, etc.). Pour Romain ROLLAND, Michel-Ange, c’est la Pythie visitée par Apollon : «Qui ne croit pas au génie, qui ne sait pas ce qu’il est, qu’il réponde Michel-Ange. Jamais l’homme n’en faut aussi la proie» dit Romain ROLLAND.
«La première condition, pour un digne membre de notre grande famille, est d’aimer la musique. Que ceux qui, d’aventure, ne porteraient pas Beethoven dans leur cœur passent leur chemin ! Nous n’avons rien à voir avec ces gens-là» dit-il. Romain ROLLAND rédige de nombreuses biographies, dont «Beethoven» entre 1928 et 1945 et «Charles Péguy» en 1944, qui fut son ami. Beethoven, le sourd, l’infirme a fait tout ce qui est en son pouvoir, pour devenir un homme digne de ce nom. Une monumentale biographie de Beethoven, parue en sept volumes, à laquelle Romain ROLLAND consacra les vingt-cinq dernières années de sa vie. Il se fait un peintre profond de Beethoven et un analyste sensible et clairvoyant de l’œuvre de celui dont il a pu dire : «Je suis bien sûr de connaître plus intimement Beethoven qu’aucun de ceux qui l’ont connu de son vivant». Beethoven c’est la grande «âme fraternelle», on a loué sa grandeur artistique : «Il est bien davantage que le premier des musiciens. Il est la force héroïque de l’art moderne. Il est le plus grand et le meilleur pour ceux qui souffrent et qui luttent. (…). Quand la fatigue nous prend de l’éternel combat inutilement livré contre la médiocrité des vices et des vertus, c’est un bien indicible de se retremper dans cet océan de volonté et de foi» dit Romain ROLLAND. Beethoven est une victoire éclatante de l’esprit.
Romain ROLLAND s’intéresse à l’histoire immédiate : «Nous envions dans notre histoire bien des siècles disparus, des époques de gloire, et il n’en est guère de plus belle que la nôtre ; il n’en est pas une seule qui soit plus passionnante. Seulement il faut être fort pour l’embrasser. C’est un âge de crise et de résurrection. Je crois voir dans le Jugement Dernier de Michel-Ange, les groupes de corps qui tombent comme des raisins, les formes moites qui s’écroulent, la poussière qui fermente, la vie nouvelle qui fleurit, un tumultueux appel des trompettes qui sonnent».
II – Romain ROLLAND, un culte voué à l’harmonie, à la paix et à la fraternité
Epris de justice et de paix, Romain ROLLAND a été témoin de deux grandes guerres mondiales. En 1915, en plein conflit mondial, dans «Au-dessus de la mêlée», Romain ROLLAND prône la paix et condamne la violence, passant aux yeux de certains pour un traître à la patrie. Lauréat du prix Nobel de littérature en 1915, Romain ROLLAND ne reçoit cette récompense qu'en 1916. Étonnamment, il a pu écrire : «Je me moque de la littérature. Si on lit ce que je fais comme de la littérature, on ne me comprend certainement pas». Romain ROLLAND a, en effet, une passion, une sorte de mystique, qui habite son œuvre : la recherche de l’harmonie, de la communion entre les hommes.
Romain ROLLAND considère Léon TOLTSOI comme étant celui qui a la haine du mensonge, le souci de la sincérité, le besoin d’être utile, la nécessité du sacrifice, et surtout l’universalité de l’art. «Jamais voix pareille à celle de Tolstoï n'avait encore retenti en Europe. Comment expliquer autrement le frémissement d'émotion que nous éprouvions alors à entendre cette musique de l'âme, que nous attendions depuis si longtemps et dont nous avions besoin ? Mais c'était trop peu pour nous d'admirer l'oeuvre : nous la vivions, elle était nôtre», dit-il dans la biographie qu’il a consacrée à TOLSTOI. Romain ROLLAND pense comme TOLSTOI que l’art doit rester une pensée élevée, très généreuse et plus fraternelle : «L’art est lourd autour de nous. La vieille Europe s’engourdit dans une atmosphère pesante et viciée. Un matérialisme sans grandeur pèse sur la pensée, et entrave l’action des gouvernements et des individus. Le monde meurt d’asphyxie dans son égoïsme. Le monde étouffe. Ouvrons les fenêtres. Faisons rentrer l’air libre. Respirons le souffle des héros» dit Romain ROLLAND.
Il est marqué par la pensée de l’Inde, notamment la non-violence, et devient l’ami de Gandhi, dont il rédige une biographie, «Mahatma Gandhi» en 1924. ROLLAND s’intéresse de près au mouvement socialiste, dont il est un compagnon de route. Romain ROLLAND se tourne vers l’Inde, dès 1914, attiré par «la ruche de son esprit antique» et «sa divine polyphonie». Sans jamais s’être rendu en Inde, aidé par sa soeur Madeleine qui lui sert d’interprète, il accumule une importante documentation sur l’Inde politique, engagée dans la lutte nationaliste, et sur l’Inde mystique des penseurs hindous.
Le jeune Stefan ZWEIG écrit alors que «Jean-Christophe est un événement éthique plus encore que littéraire» ; Romain ROLLAND devient un maître pour lui et ils échangent une riche correspondance. Grand humaniste, admirateur de l’Inde, contradictoire, avec ses grandeurs et ses erreurs, Romain ROLLAND souligne le rôle majeur de cet intellectuel dans les affrontements idéologiques du XXème siècle et évoque l'aventure intérieure d'un être passionné qui a cherché avec obstination à donner un sens à son existence.
En 1924, il publie une Étude sur Tagore, séduit par la pensée universaliste du poète Rabindranath TAGORE (1861-1941), prix Nobel de littérature en 1913, qui lui fait découvrir la culture indienne et avec lequel il partage une même passion pour la musique et la peinture. Après ses visites à Paris et Boulogne-sur-Seine, Rabindranath TAGORE écrit en 1922 : «De tous les hommes que j’ai rencontrés en Occident, c’est Rolland qui me frappa comme étant le plus proche de mon coeur et le plus apparenté à mon esprit».
En 1924, Romain ROLLAND publie un essai sur l’action politique du Mahatma GANDHI (1869-1948), apôtre de la non-violence, qu’il reçoit à Villeneuve en 1931. Mohandas GANDHI qualifia Romain ROLLAND «d’homme le plus sage de l’Europe». Romain ROLLAND présente l’itinéraire d’un ami, un homme qui s'est voulu résolument modeste et qui a voué sa vie à l'apologie de la non-violence, au refus des exclusions et à l'amour du peuple de l'Inde. Publié pour la première fois en 1924, cette biographie propose une réflexion toujours actuelle.
Romain ROLLAND rêvait de réformer le théâtre française, but ultime de sa vie et voue un culte absolu à William SHAKESPEARE. Il écrit des tragédies de la foi, comme Aërt, Saint-Louis et Du triomphe de la raison. Saint-Louis, c’est l’exaltation religieuse, c’est ce Roi triomphant de nombreux obstacles par la vertu de sa foi, puis meurt, pieusement, au pied de la montagne, du haut de laquelle les soldats aperçoivent Jérusalem. Aërt est l’exaltation nationale, désespéré de n’avoir pas pu libérer la Hollande, il se suicide.
Mort le 30 décembre 1944 à Vézelay, Romain ROLLAND, homme de théâtre, essayiste, biographe et fondateur en 1923 de la revue Europe, a profondément marqué la littérature française de la première moitié du XXème siècle.
Bibliographie
ROLLAND (Rolland), Le cloître de la rue d’Ulm : un journal de Romain Rolland à l’école normale de 1886 à 1889, Paris, Albin Michel, 1952, 327 pages ;
ROLLAND (Romain), Au-dessus de la mêlée, préface Christophe Prochasson, Bernard Duchatelet, Paris, Payot, 2013, 215 pages ;
ROLLAND (Romain), Beethoven : les grandes époques créatrices, Paris, A. Michel, 1980, 2ème édition, 1515 pages ;
ROLLAND (Romain), Correspondances 1920-1927, Romain Rolland, Stefan Zweig, Paris, Albin Michel, 2015, 730 pages ;
ROLLAND (Romain), Danton, Paris, éditions de la Revue d’Art Dramatique, 1900, 124 pages ;
ROLLAND (Romain), Essai sur la mystique et l’action de l’Inde vivante, la vie de Ramakrishna, Paris, Stock, 1929, 440 pages ;
ROLLAND (Romain), Inde : journal 1915-1943, Paris, Albin Michel, 2013, 628 pages ;
ROLLAND (Romain), Jean-Christophe. Éd. Définitive, Paris, A. Michel, 1966, 1607 pages ;
ROLLAND (Romain), L’éclair de Spinoza, Paris, Pagine Arte, collection Ciel vague, 2012, 130 pages ;
ROLLAND (Romain), La tragédie de la foi : Saint-Louis, Aërt, le temps viendra, Paris, Albin Michel, 2012, 296 pages ;
ROLLAND (Romain), La vie de Michel-Ange, Paris, Hachette, 1906, 1908, 1917 et 1923, 210 pages et L’Harmattan, 2004, 220 pages ;
ROLLAND (Romain), La vie de Tolstoï, préface Stéphane Barsaque, Paris, Albin Michel, 2010, 260 pages ;
ROLLAND (Romain), Les Origines du théâtre lyrique moderne, histoire de l'opéra avant Lully et Scarlatti, Paris, éditions Thorin, 1895, 338 pages ;
ROLLAND (Romain), Les précurseurs, Paris, L’Humanité, 1920, 226 pages ;
ROLLAND (Romain), Liluli, Paris, Albin Michel, 2013, 218 pages ;
ROLLAND (Romain), Mahatma Gandhi, Paris, Stock, 1993, 153 pages ;
ROLLAND (Romain), Mémoires et fragments du journal, Paris, Albin Michel, 1956, 379 pages ;
ROLLAND (Romain), Musiciens d’autrefois, l’opéra avant l’opéra, préface de Gîlles Cantagrel, Paris, Actes Sud, 2014, 256 pages ;
ROLLAND (Romain), Péguy, Paris, La Découverte, 2015, 615 pages ;
ROLLAND (Romain), Pour l’honneur de l’esprit : correspondances de Romain Rolland à Charles Péguy, (1898-1914), Paris, Albin Michel, Cahier n°22, 2012, 352 pages ;
ROLLAND (Romain), Printemps romain : choix de lettres de Romain Rolland à sa mère, (1889-1890), Paris, Albin Michel, 2012, 360 pages ;
ROLLAND (Romain), Robespierre, Paris, éditions de la Revue d’Art Dramatique, 1939, 317 pages ;
ROLLAND (Romain), Sur Berlioz, Paris, éditions Complexe, 2003, 92 pages ;
ROLLAND (Romain), Un beau visage à tous sens, Paris, Albin Michel, 1967, 400 pages.
Paris, le 20 novembre 2016 par M. Amadou Bal BA - http://baamadou.over-blog.fr/
Does it come as a surprise
Khalil GIBRAN est «un porteur de souffle spirituel» suivant une formule de Jean-Pierre DAHDAH, un de ses biographes, qui sut repousser les frontières de la conscience et révéler les secrets de l’âme. Personnalité charismatique, d’une grande sensibilité artistique, ambitieux et solitaire GIBRAN est un chrétien maronite accordant une place de choix au Soufisme. Il avait un désir spirituel profond pour un monde plein de sens, imprégné de dignité. Son œuvre allie le romantisme aux frontières du mysticisme à une aspiration authentique au changement social. Poète et peintre d’expression arabe et anglaise, Khalil GIBRAN est né le samedi 6 janvier 1883, Bcharré, «demeure d’Astarté», au Nord du Liban et mort le 10 avril 1931 à New York. «Une étoile filante a illuminé notre ciel, sa course fut brève mais non ses retombées» dit Fouad HANNA-DAHER. A la fois peintre et poète, il séjourna deux ans à Paris, vécut à Boston et à New York, et attira un grand nombre de lettrés et d'admiratrices. Editorialiste de journaux de langue arabe, GIBRAN est connu pour son livre «Le Prophète», un ouvrage qui a su «faire reculer les frontières de la conscience» suivant Marc de SMEDT. «Le Prophète» est aujourd'hui considéré comme un livre-culte dans le monde entier. Disponibles dans plus de quarante langues et dans plusieurs traductions en français, des millions d'exemplaires en ont été vendus depuis sa première édition, en 1923. Rarement livre de spiritualité a autant voulu dépasser, dans un langage clair et accessible à tous, les oppositions religieuses pour chanter les valeurs universelles qui, depuis la nuit des temps, consacrent la grandeur de l'humanité. Si la littérature de GIBRAN connaît encore un considérable succès c’est en raison du «besoin d’une éthique de vie simple et tolérante, ouverte sur l’intérieur de soi et sur le monde d’autrui, accueillant la magie de l’existence, les joies et tristesses du temps qui passe» dit Marc de SMEDT. GIBRAN est fortement influencé par la rébellion de Friedrich NIETZSCHE (1844-1900) et le panthéisme de William BLAKE (1757-1827). Poète et philosophe libanais, inspiré des légendes d’Adonis et d’Astarté, Khalil GIBRAN est un écologiste avant l’heure. Il invoque la sainteté de la nature, notre devoir de la protéger et de l’ennoblir, de la sanctifier, de la célébrer et de communier avec elle. Dans ses écrits, les arbres et en particulier les Cèdres sacrés du Liban, occupent une place de choix.
Son père, Khalil GIBRAN (1852-1909), était beau parleur et bon vivant, mais il avait un caractère irascible et un tempérament mercuriel. Mais son père savait administrer des leçons de tolérance religieuse à ses enfants. En 1891, alors que le jeune Khalil n’avait que 8 ans, son père qui était tenancier d’une boutique et percepteur d’impôts, à la suite d’accusations, à tort de malversations, sera mis en état d’arrestation, privé de salaire, ses biens ainsi que la maison familiale, sont confisqués. Quand le reste de la famille émigra aux Etats-Unis, le père fut contraint de rester au Liban pour rembourser les dettes contractées à la suite de son procès.
Sa mère, Kamila RAHMé (1858-1903), est la fille d’un prêtre maronite versé dans les mystères théologiques, mélomane et polyglotte. Sa mère devenue veuve, après deux années d’union, due se remarier le 14 août 1880, mais son second mari était impuissant. Sans attendre l’annulation de son second mariage, elle se donna à Khalil et le troisième mariage sera légalisé le 8 janvier 1881. De cette troisième union naquirent trois enfants : Khalil, Mariana et Sultana. Né sous le signe de la diversité, GIBRAN est conscient du génie qui l’inspire : «le génie est le chant du rouge-gorge à l’aube du printemps tardif» dit-il. «Mon école fut la prison de mon corps et les chaînes de mes pensées» souligne t-il. Sa mère qui avait l’intuition du talent de Khalil l’initia à la musique et à la poésie et lui raconta divers contes, dont les Mille et une nuits. «Je n’éprouve guère le besoin de lui exprimer mes désirs parce qu’elle les devenait» dit-il. Khalil, solitaire, pensif et peu joyeux, avait ses ressources intérieures, sa passion pour le dessin. En dépit d’une grande tendresse pour sa mère, Khalil est révolté contre l’emprisonnement de son père. Marqué par le christianisme, son éducation a été assurée, à l’enfance par des prêtres.
Lorsque son père fut libéré en 1894, la situation de la famille ne cessait de se dégrader. La famille, sans le père, se résolut d’immigrer aux Etats-Unis. Le souvenir du bateau qui les transportait a inspiré le «Prophète». Sa famille débarque à New York le 25 juin 1895 et sera hébergée, chez l’arrière-grand-père de Khalil à Boston, pendant trois ans. Ville du dollar, du savoir et cosmopolite, on s’y partage la misère. La vie dans le quartier de l’autre côté de la voie ferrée est dure et impitoyable. Kamila s’improvise colporteuse de linge pour la communauté syrienne et ouvrira, par la suite, une boutique.
BOSTON est un siège de l’intelligentsia américain où foisonnent des tendances orientalistes ; ce qui a permis à Khalil GIBRAN de belles rencontres. En effet, dans un centre social ; Florence PIERCE, son professeur d’art, fut le premier, en 1896, qui a reconnu le talent de dessinateur de Khalil. Il posera pour Frederick, dit Fred, Holland DAY (1864-1933, photographe, éditeur et homosexuel) chez qui il découvre une importante bibliothèque et perfectionne son anglais. GIBRAN illustrera certains ouvrages publiés par Copeland and Day Publishers. GIBRAN est reconnaissant à l’égard de DAY qui a été «le premier à dessiller les yeux de ma jeunesse face à la lumière, vous saurez me donnez des ailes pour mon grand âge d’homme» dit-il dans une lettre de juin 1908. A Boston, GIBRAN rencontre Joséphine PRESTON PEABODY (1874-1922, poète et dramaturge), sa première muse. «Ecoutez la femme quand elle vous regarde, et non quand elle vous parle» dit-il à propos de Joséphine, séduit par sa beauté radieuse. «Je ne suis plus maronite, dorénavant, je suis un païen» dit-il au contact avec DAY. Khalil découvre la haute société bostonienne et fait exposer ses dessins à l’âge de 15 ans. Artiste immature, Khalil était triste.
Khalil GIBRAN retournera au Liban de 1898 à 1902. Pendant ce séjour, il lit beaucoup, et est séduit par le drame de Prométhée, celui d’Orphée, la philosophie de Pythagore, Zoroastre et la mythologie indienne. Son père, resté seul au Liban, a sombré dans l’alcool. Khalil, cet enfant étrange, solitaire, vif, lucide et critique, apprend le français. Il décide d’écrire, en 1899 un livre dont le titre initial est «Pour que l’univers soit bon». En fait, il s’agit de la première mouture du «Prophète» dont la rédaction durera 25 ans. Khalil tombe amoureux, sans conséquence d’une jeune fille, Hala. Dans les «Ailes brisées» il écrira, au printemps de sa vie, des poésies enflammées : «L’amour, par un jour, de ses rayons magiques, m’ouvrit les yeux, et pour la première fois il effleura de mon âme de ses doigts de feu».
Khalil retourne à Boston en avril 1902. Sa sœur Sultana va mourir le 4 avril 1902. Sa mère continue à se ruiner la santé en faisant les ménages. Sa mère est cancéreuse Son frère, Boutros, tuberculeux. Boutros va mourir le 12 mars 1903, à l’âge de 26 ans. Sa mère cancéreuse disparaîtra le 28 juin 1903, à 45 ans «Ma mère ne souffrira pas. Nous continuerons de souffrir et nous mourrons envie de la revoir» dit-il dans une lettre du 29 juin 1903, Frederik DAY. Khalil est profondément affecté par ces disparitions et songe à l’Evangile, selon Saint Jean : «En vérité je vous le dis : si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, seul restera-t-il ; mais s’il meurt, il portera beaucoup de fruits». Toute chose meurt pour vivre. La vie est un voyage et la mort en est le retour. La douleur est au cœur de sa contribution littéraire. «La mère est tout dans la vie. Elle est la consolation dans la tristesse, le secours dans la détresse, la force dans la faiblesse. Elle est la source de la tendresse, de la compassion et du pardon. Celui qui perd sa mère perd un sein où poser la tête, une main qui le bénit et un regard qui le protège» dit. Mais Khalil trouve une autre consolidation dans ses écrits empreints de mysticisme : «La mélodie qui repose en silence au fond du cœur de la mère sera chantée sur les lèvres de son enfants». Khalil GIBRAN se réfugia en sa plume et son crayon, en prenant soin de préciser que «Le vrai plaisir dans cette vie ne peut nous atteindre que par le chemin de la douleur». GIBRAN est un écrivain de la douleur. «Si j’avais à choisir, je n’accepterai de changer les chagrins de mon cœur contre toutes les joies du monde». Dans une correspondance à Nakhlé GIBRAN (cousin vivant au Brésil) datée du 15 mars 1908, GIBRAN compare la vie aux quatre saisons de l’année «Le triste Automne arrive après le joyeux Eté, et l’Hiver furieux vient juste derrière le triste Automne, et le beau Printemps apparaît après le passage de l’Hiver furieux». Et GIBRAN d’ajouter «j’ai l’impression que la vie est une sorte de système de dette avec remboursement. Elle nous donne aujourd’hui afin de reprendre demain».
Avec le concours financier de Mary HASKELL, qui l’incite désormais à écrire aussi en langue anglaise, Khalil GIBRAN va séjourner à Paris, de 1908 à 1910, ville qu’il qualifie de «cité du savoir et des arts» et de « capitale des beaux-arts». GIBRAN a «l’impression d’être venu en ce monde pour écrire mon nom sur la face de la vie avec de grandes lettres. (…). J’ai l’impression que mon voyage à Paris sera la première étape sur une échelle qui atteint le ciel». Il espère terminer en France son ouvrage «Les Ailes brisées». Il s’impatientait d’aller à Paris, «au cœur du Monde» pour découvrir l’Opéra et le théâtre français, le Louvre, notamment Raphaël, Da Vinci et Corot. On sent qu’il est heureux de séjourner à Paris : «J’ai l’habitude de regarder la vie à travers les larmes et les rires, mais aujourd’hui, je vois la vie à travers les rayons dorés et enchanteurs de la lumière» dit-il dans une lettre du 28 mars 1908. C’est à Paris que GIBRAN découvre en NIETZSCHE ce «sobre Dionysos» et fut conquis par «Ainsi Parlait Zarathoustra». La lecture de ce philosophe allemand d’une érudition foudroyante, capable de démolir les anciennes habitudes de pensée et les préjugés moraux, révolutionna la pensée littéraire de GIBRAN. C’est à Paris, à l’atelier de Pierre-Amédée BERONNEAU (1869-1937), qu’il rencontra également Auguste RODIN qui l’initia à l’art et à la poésie de William BLAKE (Lettre 7 février 1909, à Mary HASKELL). C’est de Paris qu’il annonce avoir choisi la vie littéraire, avec ses souffrances, ses difficultés aux anneaux entrelacés et espère les surmonter. Si les obstacles n’existaient pas «il n’y aurait ni effort, ni labeur, et la vie s’en trouverait plus froide, plus vide et plus ennuyeuse» dit-il dans une lettre du 27 septembre 1910.
I - Khalil GIBRAN, un humaniste, visant à réconcilier l’Orient et l’Occident
Humaniste, poète et philosophe, Khalil GIBRAN a su réaliser la synthèse de l’héritage oriental et la modernité occidentale. GIBRAN, dans sa mystique est fortement inspirée par le Soufisme, une doctrine qui attaque, de façon frontale, l’Islam dogmatique et orthodoxe. Pour les Soufis, le sage est celui qui a la connaissance philosophique et l’expérience spirituelle. Un fidèle doit être constamment inspiré par l’Amour des autres, sinon il va perdre son Moi et sera livré à l’impérialisme religieux, tout à fait contreproductif. Cette prise en compte du Moi, dans le Soufisme que si Dieu «nous a donné la vie et l’existence par son être, je lui donne aussi la vie, en le connaissant dans mon cœur» dit Ibn ‘ARABI. «Dieu ne vit pas sans moi, je sais que sans moi, que Dieu ne peut vivre un clin d’œil» précise Angelus SILESUS. Dans son livre, «Le Jardin du Prophète» à une question posée qui est Dieu, en vérité, GIBRAN répond «pensez à un cœur qui contient tous les cœurs, un amour qui ceint tous les amours, un esprits qui réunit tous les esprits». Dans une passion évangélique, au lieu de louer un Dieu inaccessible, GIBRAN prêche l’amour, la compréhension mutuelle et la fraternité. Et, il précise «nous sommes le souffre et la flagrance de Dieu. Nous sommes Dieu, dans la feuille, dans la fleur, et souvent aussi dans le fruit». Face aux hypocrites, aux tyrans et aux fondamentalistes, GIBRAN assène cette vérité dans son «Prophète» : «Qui peut séparer sa foi de ses actes, ou sa croyance de ses occupations ? Votre vie quotidienne est votre temple et votre religion». Par conséquent, dans sa conception de la religion, Khalil GIBRAN est farouchement hostile à tout fanatisme. Dans «Fossoyeur » la «Tempête» et «Fou» la plus grande joie et la seule préoccupation de GIBRAN est de creuser des tombes pour ceux qui vivent dans l’obscurantisme, car ils sont déjà morts, à leur insu, il y a belle lurette. GIBRAN se rapproche ainsi de la conception occidentale du Christ, un Dieu d’Amour, de Compassion et de Bienveillance qui n’écrase pas l’individu dans son désir de vie, dans un «Soi Divin». GIBRAN est pour la révolution sociale, la justice et la liberté. GIBRAN est, à ce titre, attiré par le mythe de Prométhée qui, en donnant à l’homme la première torche de feu, s’était attiré le courroux des dieux. GIBRAN a été capable d’amener jusqu’à nous la torche de feu et d’éclairer le chemin du genre humain. Avec NIETZSCHE, GIBRAN à travers son «Ainsi parlait Zarathoustra», s’est retrouvé tel qu’en lui-même et a trouvé sa voie. "Le livre le renversa de fond en comble. Sa dénonciation amère et radicale des valeurs humaines semblait donner libre cours à son hostilité réprimée envers toutes les croyances humaines et les croyances conventionnelles existantes» dit Naimy MIKHAIL son ami et biographe.
Si le «Prophète» est dès le départ un succès, Khalil GIBRAN est resté pendant longtemps dans une relative obscurité. D’une part, bon nombre de textes en langue arabe n’ont été traduits en français que très tardivement ou pas du tout. D’autre part, son œuvre a soulevé des interrogations en Occident. GIBRAN s’efforçait, dans ses écrits, de militer pour la réconciliation entre le christianisme, l’islam, la spiritualité, et le matérialisme, l’Orient et l’Occident. Dans son désir de réconcilier le christianisme et l’islam, il disait qu’il «tenait Jésus-Christ dans la moitié de son cœur, et Mohamed dans l’autre moitié». Or, l’Occident, dans sa démarche ethnocentrique, a ignoré, superbement, le mysticisme «dépourvu de sens» de GIBRAN, rejetant ainsi toute démarche visant à favoriser l’unité de la culture. «L’Orient est l’Orient, et l’Occident est l’Occident, et jamais les deux ne se rencontreront» dit Rudyard KIPLING (1865-1936), prix Nobel de littérature. En France, des décennies après son introduction par Pierre LOTI et André GIDE, la contribution littéraire de GIBRAN demeure encore discréditée à tort et identifiée à un mélange de théosophie et de panthéisme. Cette méprise est le fruit de sa nature paradoxale et d'une cruelle méconnaissance du monachisme syriaque et de la féodalité politique et religieuse qu’il dénonce. Ses textes puisent leur sève aux sources mêmes du christianisme oriental, non exempts d'une influence soufie. «L’Occident est une machine et tout en lui est à la merci de la machine» dit-il dans une lettre du 1er janvier 1921.
Pourtant, sa contribution littéraire bouleversante «constitue un véritable pont entre pont entre l’Orient et l’Occident» suivant Suheil BUSHRUI, un de ses biographes. GIBRAN apporte un éclairage nouveau entre «le soi» et l’autre. Le soi étant pluriel et multiple, est plus un processus qu’une frontière. Il appelle au dépassement des particularismes fermés et corsetés à l’intérieur des frontières. En soi, l’individualité de la personne ne constitue pas son identité. L’homme est plus ce qu’il est ; c’est un pluriel conjugué au singulier. «Le moindre moi, contient un exemplaire complet de tous les moi» dit Victor HUGO, en référence à la doctrine soufie. Dans sa démarche de métissage culturelle, tendant vers l’universel, Khalil GIBRAN pense que «l’homme doit être envisagé comme un petit univers qui contient le grand».
Pour Khalil GIBRAN, dans son combat littéraire et nationaliste, l’avenir de la langue arabe qui inclut, selon lui, le Syriaque et l’Hébreu, dépend de celui de la pensée créatrice. La langue arabe n’aura avenir, si elle ne parvient pas à intégrer l’influence de la civilisation européenne et de l’esprit occidental, et si elle ne sait comment en extraire ce qui est bénéfique à son développement. GIBRAN a une obsession esthétique. Pionnier et novateur, dans l’intérêt qu’il porte au changement et l’avenir, il est l’ennemi déclaré des traditions et du retour au passé : «je ne suis pas un penseur, mais un créateur de formes». On sait que GIBRAN a été notamment influencé par William BLAKE dans son panthéisme. Un grand nombre de convictions leur étaient communes : une haine de l’orthodoxie hypocrite et asservissante, personnifiée par les mauvais prêtres ; la libération de l’amour physique des liens de la convention pour atteindre à la réalisation spirituelle ; la perception de la beauté au moment où elle semble éphémère, mais elle est, en vérité, éternelle ; et la découverte de miracles dans le cycle de la nature, et les choses ordinaires de la vie quotidienne. Tous deux mettaient en garde contre la raison, au nom de l’imagination. Tous deux défiaient les pièges de la logique pour se frayer une voie droite jusqu’à Dieu. Pour BLAKE et GIBRAN, ces révélations sont le don du poète. Le Poète et le Prophète sont un.
Visionnaire, GIBRAN est habité par le concept de troisième œil». D’origine à la fois hindouiste ou bouddhiste, platonicienne ou néoplatonicienne, mais aussi biblique et relevant de la mystique chrétienne ou musulmane notamment soufie, la notion de «troisième œil évoque» surtout un désir de voir autrement, de voir au-delà de la vue et par-delà la vue commune ; c’est l’œil divin, c’est l’œil du cœur, l’œil de la connaissance, l’œil de la vision intérieure : l’œil frontal du dieu Shiva par lequel il surveille le monde. Dans son roman, «Les Ailes brisées» il s’agit d’un amour romantique, un amour intense et malheureux, entre le narrateur, un double de GIBRAN, et Salma Karamé, fille unique de Fâris Effandi Karâmé. Celui-ci sera contraint de marier sa fille à Mansour Bey Ghalib, neveu de l’évêque Boulos Ghâlib, cupide et intrigant. Comme toutes les histoires d’amour romantique, ce roman, un des premiers romans en langue arabe du XXe siècle pose le problème de la liberté d’aimer et du choix selon le cœur. Le «troisième œil» signifie dans ce roman, que l’amour ouvre les yeux à ce monde devenu aveugle. Le mouvement artistique moderne, s’il veut prendre le large vers les horizons clairs de l’idée, doit lutter contre les multiples empiètements de la laideur.
II – Khalil GIBRAN, son nationalisme et sa révolution littéraire
La contribution littéraire de GIBRAN est fortement inspirée par le Liban, terre traditionnelle de brassage religieux, il grandit au cœur de la tolérance avant d'émigrer, très jeune, aux Etats-Unis pour fuir la misère. «Vous avez votre Liban avec tous les conflits qui sévissent. J’ai mon Liban avec tous les rêves qui y vivent. Mon Liban est fait de collines qui s’élèvent avec prestance et magnificence vers le ciel azuré» dit GIBRAN. Le cèdre, emblème de grandeur, de noblesse, de force et de pérennité, est le symbole de son pays. La peinture de GIBRAN est imprégnée de la nature du Liban, l’homme étant un «amas de choses vivantes». Chrétien maronite, se revendiquant d’une ancienne noblesse, GIBRAN se définit comme ayant des origines chaldéennes, c’est-à-dire un descendant du frère d’Abraham, Nahor. En fait, il existe un grand brassage ethnique entre Arabes, Juifs et Chrétiens.
Khalil GIBRAN, écrivain engagé, est combattu par le conservatisme arabe. Dans «L’hérétique», un jeune moine, Khalil, est chassé de son couvent par les autres moines auxquels il reprochait de vivre de simonies et d'abuser de la générosité d'un peuple pauvre et crédule. Puis il est recueilli par deux femmes, une veuve et sa fille, avant d'être arrêté pour être jugé par le Cheikh, de connivence avec le prêtre. Mais ce qui devait être le procès exemplaire d'un "hérétique" devient le réquisitoire implacable du pouvoir abusif et autoritaire des dirigeants, qu'ils soient politiques ou religieux, qui exploitent la misère et la détresse d'un peuple luttant durement pour survivre. Dans son ouvrage intitulé «Le fou» celui-ci détruit pour mieux reconstruire de nouvelles fondations Le fou est celui qui jette les valeurs et traditions obsolètes et héritées du passé. En effet, GIBRAN a critiqué les influences corruptrices de sa patrie et l’image souillée de l’homme. Dans sa défense de positions humanistes, GIBRAN a violemment critiqué toutes formes de domination et de despotisme, en condamnant les inégalités sociales, les féodalités religieuses et politiques : «avec leurs fourberies et leurs ruses, ils ont semé la discorde entre les clans et creusé l’écart entre les confessions, afin de préserver leur trône et de rassurer leur cœur, ils ont armé le Druze contre l’Arabe, ils ont encouragé le Chiite à combattre le Sunnite, ils ont excité le Kurde à égorger le Bédouin, et ils ont encouragé le Musulman à s’opposer au Chrétien». La religion doit être envisagée comme élévation et liberté, en vue de réaliser l’humanité en l’homme, et non comme défection et soumission. Ses premiers ouvrages, condamnés pour leur modernisme et leur tonalité anticléricale, furent brûlés, dans les pays arabes, sur la place publique. GIBRAN se sent rejeté par une partie rétrograde de son pays d’origine. En effet, sa littérature désinvolte, libérale et rebelle est une menace contre les traditions conservatrices des orientaux. «En Syrie, le peuple me qualifie d’impie, et en Egypte les hommes de lettres me dénigrent en disant : il est l’ennemi des lois justes, des liens familiaux et des traditions ancestrales». Pour Khalil GIBRAN «cette haine est le fruit de mon amour pour la bonté sacrée et spirituelle de chaque loi, car la bonté est l’ombre de Dieu en l’homme». Il prend soin de préciser le sens de sa contribution littéraire «Mon âme est ivre. Mon âme a faim de ce qui est beau» dit-il dans une lettre du 25 mars 1908 à Mary HASKELL. Pour GIBRAN, son véritable moi, lui permet d’échapper à tout ce qui n’est ni beau, ni élevé.
Contre tous ceux qui s’attaquent à ses enseignements «immoraux et destructeurs de la famille», Khalil GIBRAN lance ce défi contre l’Eglise et l’Etat, dans son ouvrage «Esprits rebelles» : «Détruire la famille qui vit dans la misère, la haine, le malheur, telle est ma volonté. Si je pouvais détruire tous les foyers bâtis sur la tartuferie, le mensonge et la tromperie, je n’hésiterais pas une seule minute». Dans cette mission et tel un prophète de l’Amour, Khalil GIBRAN précise sa pensée dans son livre «La voix de l’éternelle sagesse» : «Je suis venu dire une parole, et je la dirai aujourd’hui. Même si la mort m’en empêche, elle sera dite Demain, car Demain ne laisse aucun secret au livre de l’Eternité. Je suis venu vivre dans la gloire de l’Amour et la lumière de la Beauté, qui sont le reflet de Dieu. (…). Ce que je dis aujourd’hui un seul cœur, des milliers de cœur le diront Demain».
Génie brûlant, artiste émigré, GIBRAN durant son séjour, à New York entre 1912 et 1931, a contribué à la renaissance de la créativité arabe. La nostalgie de sa patrie et l’attachement qu’il lui vouait ont suscité en lui des interrogations de fond sur la situation sociale du Liban. A travers l’émigration aux Etats-Unis, loin d’être en rupture avec son pays, GIBRAN, à travers sa contribution littéraire, a témoigné d’un attachement profond à sa culture et au Liban. C’est l’émigration qui lui a ouvert l’horizon du sens en même que celui de la vie. En s’éloignant du Liban, il s’en est rapproché davantage. En le quittant, il est devenu plus présent. L’exil a permis à GIBRAN d’agir, de penser et décrire en liberté, élargissant ainsi les limites de la conscience de soi et de l’autre.
Sachant qu’il ne pouvait pas vivre de son art et qu’il fallait s’occuper de sa sœur, Mariana, née en 1885. Khalil GIBRAN commença à collaborer en qualité d’éditorialiste avec un journal arabe à New York, «Al-Mouhajir» ou «l’Emigrant» dirigé par Amin Al-GHRAHIB (1881- ?) qui l’aidera par la suite à diffuser ses ouvrages dans le monde arabe. Khalil y exprime à travers le symbolisme de la désillusion, ses souffrances, en s’attaquant aux lois humaines, à défaut de s’en prendre au destin. La mort détruit-elle tout ce que l’on construit, et le vent pulvérise-t-il tout ce que l’on dit ? En réalité, la réalité de la vie est vie. Il faut donc affronter la douleur et le désespoir de l’exil. C’est l’époque, à travers ses éditoriaux, où Khalil exalte l’amour avec un style subtil et des images sensuelles. Il est toujours amoureux de Joséphine PEABODY en dépit des barrières qui les séparent. «Mon âme m’a parlé du doute qui envahit ton cœur. Mais le doute dans l’amour est un péché, ma bien-aimée». GIBRAN dira, dans un article intitulé «Vision» qui sera repris sous le titre d’un ouvrage «La voix de l’éternelle sagesse» : «La Jeunesse marchait devant moi, et je la suivis dans un champ retiré. Dans le champ de la confusion. Prend garde ! Sois patient, car c’est du doute que naît la connaissance. Quiconque n’a jamais n’a jamais regardé la souffrance ne peut prétendre à voir la joie. Je vis l’amour et la haine se jouer du cœur de l’homme. Je vis l’homme dissimuler sa lâcheté sous le manteau de la patience et l’appeler la paresse tolérance, et la peur, la courtoisie. Je vis la Jeunesse qui lentement marchait à mes côtés. Et devant nous, l’Espoir ouvrait la marche». GIBRAN rencontre Salim SARKIS, un réfugié révolutionnaire et qui professe des idées radicales contre les autorités ottomanes dans le journal «Mir’at al-Gharb» à New York. Il est présenté à Gertrude BARRIE, une féministe et séductrice, versée dans l’art de la musique, qui sera sa compagne, un certain temps.
GIBRAN est tout de même d’une certaine sagesse : «Dans la nuit silencieuse vint la sagesse. Elle s’arrêta près de mon lit et me regarda avec les yeux d’une mère aimante. Puis, étanchant mes larmes, elle me dit : j’ai entendu les sanglots de ton âme et je suis venue la consoler. Ouvre-moi ton cœur, je le remplirai de lumière. Interroge-moi, et je t’indiquerai le chemin de la vérité». C’est l’époque, où il publie aux éditions «Al-Mouhajir» son livre «Musique». L’univers est un songe et le corps, une cage. La musique est le langage des âmes ; c’est l’écho du premier baiser posé par Adam sur les lèvres d’Eve. Et depuis cet écho ne cesse de ricocher du plaisir sur les doigts qui jouent et sur les oreilles qui écoutent : «Les musicien enseignent l’homme à voir avec ses oreilles et à entendre avec son cœur».
Il est fondateur en 1920, du premier Cénacle Littéraire arabe à New York. Dans une démarche messianique, avec une écriture énergique, chargée d’un grand pouvoir de révolte, Khalil GIBRAN a secoué les traditions et héritages littéraires arabes devenus poussiéreux. Ecrivain visionnaire, ouvrant le chemin du dépassement, marqué par l’appétit du savoir et du désir de modernité, il a proclamé que rien n’est immobile, et tout est mouvement perpétuel. Dans «Mon Liban, suivi de Satan», tous les textes ont pour trait commun la révolte de la sagesse de Gibran contre les pouvoirs religieux et politiques de son temps au Liban qui bafouent leurs idéaux spirituels et idéologiques au profit de bas intérêts immédiats. C'est que Khalil Gibran, pour reprendre la très belle formule d'Albert Camus, a trop "le goût de l'homme" pour ne pas lutter contre ce qui lui nuit, l'asservit, le dupe ou l'abaisse, et prôner ce qui peut élever l'homme vers l'humain.
Khalil GIBRAN va développer, de retour aux Etats-Unis, une intense activité littéraire et artistique. Il va rencontrer, dans son atelier, différentes personnalités qui vont poser pour lui. Il a fait le portrait notamment de Sarah BERNHARDT (1844-1923) et en fait un compte rendu peu flatteur «Elle a tenu à ce que je m’asseye loin afin que je ne puisse pas voir les détails de son visage. Mais, je les ai quand même vus. Elle a voulu que j’efface certaines rides, elle m’a même demandé de modifier la forme de sa bouche lippue ! Sarah BERNHARDT est difficile à satisfaire et à comprendre, il est pénible d’être en sa compagnie. Elle est soupe au lait, il faut la traiter comme une reine sacrée», dit-il dans une lettre du 27 mai 1913, à Mary HASKELL. GIBRAN donne un écho de sa rencontre avec Rabindranath TAGORE (1861-1941), poète, écrivain indien et prix Nobel de littérature de 1913. TAGIRE condamne le nationalisme, alors que ses «écrits ne reflètent, ni expriment une conscience universelle». Dieu est parfait. «Pour ma part, la perfection est synonyme de limitation, et je ne puis concevoir la perfection sans confiner l’espace et le temps», dit-il dans une lettre du 3 novembre 1917.
III – Khalil GIBRAN, un prophète et poète de l’Amour,
«Le Prophète», publié en 1923, est un texte magnifique, un grand poème mystique servi par un style qui vous emporte. Dans une lettre du 2 octobre 1923 de Mary HASKELL, à notre auteur c’est la première critique littéraire de ce livre : «J’ai reçu le Prophète aujourd’hui même. En le tenant pour la première fois dans mains, sous sa forme condensée en livre, j’ai compris qu’il allait au-delà de mes espoirs. L’anglais, le style et le choix des mots, tout est absolument exquis, tout n’est que pure beauté». Mary HASKELL rajoute ceci : «Ce livre comptera parmi les trésors de la littérature anglaise. Il nous révèle les recoins de notre être, et nous dévoile la terre et le ciel qui sont en nous. C’est le livre qui respire le plus d’amour jamais écrit». Aucun auteur arabe n’avait, depuis les Mille et une nuits, exercé une telle attraction universelle, excepté le «Prophète» qui a battu des records de ventes. «Je ne connais pas d'autre exemple dans l'histoire de la littérature d'un livre qui ait acquis une telle notoriété, qui soit devenu une petite bible pour d'innombrables» dit Amin MAALOUF, à propos du Prophète. Khalil GIBRAN représente l'un des phénomènes littéraires les plus étonnants du XXème. Après douze années d’exil, son navire est enfin arrivé. La mer l’appelle. Bientôt, Almustafa reverra son île natale. Mais il ne quittera pas la cité d’Orphalèse sans dispenser à son peuple les enseignements de sa propre sagesse. Chaque aspect de la vie y est chanté en quelques pages. Chercheur de l’Absolu, il est prophète et poète. Almitra, la voyante, le questionne alors sur vingt-six thèmes comme l’amour, le mariage, les enfants, le don, le boire et le manger, le travail, la joie et la peine, les maisons, les habits, l’achat et la vente, le crime et le châtiment, les lois, la liberté, la raison et la passion, la connaissance de soi, l’amitié, le verbe, le bien et le mal, la prière, le plaisir, la beauté, la religion, la mort. Voici quelques unes des sentences du «Prophète» : «L’amour suffit à l’amour. L’amour n’a d’autre désir que de s’accomplir». «C’est en donnant de vous-mêmes que donnez vraiment». «En vous dédiant au labeur, vous montrez votre amour véritable de la vie. Le travail est un amour rendu visible». «Votre joie est votre peine sans masque». «Pour accéder à la liberté, vous voudriez bien jeter des fragments de votre moi». «Laissez votre âme exalter votre passion jusqu’aux cimes de la passion, afin qu’elle puisse chanter». «Ecoutez le savoir de votre cœur». «Réservez à votre ami le meilleur de vous-même». «La beauté n’est que doux murmures. Elle parle dans notre esprit. La beauté est l’éternité qui se contemple dans un miroir». «Qui peut séparer sa foi de ses actes, ou sa croyance de ses occupations ?. Votre vie quotidienne est votre temple et votre religion». «Toutes vos heures sont des ailes qui battent dans l’espace entre soi et soi».
«Les êtres humains ont faim de beauté, de vérité» dit GIBRAN. Utilisant métaphores et émotions, l’auteur estime que «la chose la plus divine en l’homme est l’émerveillement qu’il a pour la vie». Et une femme qui portait un enfant dans les bras dit, parlez-nous des Enfants. Et il dit : «Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont les fils et les filles de l'appel de la Vie à elle-même, Ils viennent à travers vous mais non de vous. Et bien qu'ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas». Il faut cultiver l’espace entre soi et soi. La souffrance est une condition préalable du vrai bonheur, et en fait, dans la réalité la plus profonde, elle ne peut s’en distinguer. L’amour conçu comme blessure et douleur, s’apparente à la douleur et au chagrin. C’est là un aspect majeur de la pensée soufie.
Dans sa magie du verbe et la puissance de sa métaphore, le «Prophète» est l’un des rares livre qui «donne sens à notre vie et tente d’en dévoiler le saint visage» dit Marc de SMEDT. «On peut affirmer, sans la moindre hésitation, que son livre du Prophète représente le sommet de la carrière» dit Naimy MIKHAIL (1889-1988), un ami et biographe de notre auteur. GIBRAN est fortement influencé par NIETZSCHE. En effet, le personnage d’Almustafa est d’une certaine manière «un surhomme» avec sa remise en cause de toutes les valeurs. GIBRAN, dans son élan mystique, aspire à un monde parfait. Mais il existe entre les deux penseurs des différences fondamentales. Pour NIETZSCHE, Jésus est Dionysos et GIBRAN, il est un pont entre le terrestre et le divin. Ils ont une source d’inspiration commune : la Bible et appellent à une réforme sociale radicale, à travers leur message prophétique considérant la vie comme un perpétuel jaillissement de création et de liberté.
Dans le «Jardin du Prophète», l’élu et le bien-aimé quitte son exil et retrouve son île natale qui n’est d’autre que le Liban, coupé de la civilisation moderne par la rigidité et l’archaïsme de l’empire ottoman. «Ayez pitié d’une nation qui acclame un tyran comme un héros, et trouve que le conquérant glorieux est bienveillant» dit-il à propos de l’occupation ottamane. Orphalèse est la Babylone américaine : «ayez pitié de la nation qui abrite mille croyances, mais dépourvue de religion». L’Amérique est une société industrielle et militariste prompte à vilipender la sagesse et la compassion. Publié en 1933, après la mort de GIBRAN, cet ouvrage rédigé à la suite de la mort de sa mère et de sa sœur, particulièrement sombre, témoigne de sa douleur. Les thèmes sont graves et traitent de la séparation, la laideur, le temps, la solitude. GIBRAN préconise l’abandon de soi, le retour à «l’immense vague de la mer» et l’effacement dans les lueurs du crépuscule. «Nous donnons souvent des noms amers à la Vie, mais seulement parce que nous sommes sombres et amers. Et nous la trouvons vide et dépourvu d’intérêt, simplement parce que notre âme erre dans des endroits désolés et notre cœur est grisé par un moi trop embarrassant» dit-il.
Khalil GIBRAN porta très longtemps en lui, «Jésus, fils de l’homme», qui est le prolongement direct du Prophète, et son couronnement. Jésus est conçu comme la somme de soixante-dix-sept témoignages ou prises de parole ou de visions qui singularisent ceux qui furent ses contemporains. On voudrait parler d’une «comédie humaine» où se côtoient les apôtres, les témoins des trois dernières années de la carrière terrestre de Jésus, et des personnages inventés (marchands, philosophes, poètes). Le Christ n’est donc pas un Dieu incarné, mais plutôt un homme qui a suivi un chemin divin, un grand poète appelant à l’amour, à la justice et à la liberté. Car, pour GIBRAN, le Fils de l’Homme est aussi le symbole du moi humain qui se dépasse, se détache de son individualisme égocentrique pour aller vers Dieu et, par cette voie ascendante, atteint à la plénitude de l'existence.
IV – Khalil GIBRAN et la place de la femme dans la société
Pour Khalil GIBRAN la société a aggravé les souffrances de la femme en généralisant les convoitises de l’homme. «L’homme achète la gloire, la puissance et le prestige, mais c’est la femme qui en paie le prix». GIBRAN en appelle à la libération et à la promotion de la femme. Les femmes occupent une place importante dans la contribution littéraire et artistique de GIBRAN. «Les femmes ont ouvert les fenêtres de mes yeux et les portes de mon esprit. S’il n’y avait pas eu la femme-mère, la femme-sœur et la femme-amie, j’aurais dormi parmi ceux qui recherchent la tranquillité du monde au milieu de leurs ronflements» dit-il dans une lettre de 1928, à May ZIADE. Ainsi, dans son ouvrage «Les Ailes brisées», l’héroïne quitte le palais, les bijoux et les serviteurs, dès qu’elle entend l’appel de l’amour. Elle quitte le vieillard fortuné et s’en va vivre avec un homme pauvre qu’elle aime. En 1908, GIBRAN en tire un recueil de textes, «Esprits rebelles». Composé de quatre histoires d'amour tragiques, le livre pose le problème de la condition de la femme arabe et de sa position dans la société libanaise. La sanction de cette audace ne tarde pas à tomber : le livre est très sévèrement critiqué par l'Église maronite qui voit en lui une attaque du clergé et une incitation à la libération des femmes. L'ouvrage est jugé hérétique.
Khalil GIBRAN est un artiste en proie aux affres de la création, il est tiraillé, dans ses amours platoniques, entre deux femmes : Mary HASKELL et May ZIADé. «Mes sentiments sont comme l’océan avec son flux et son reflux ; mon âme est comme une caille aux ailes brisées. Elle souffre immensément quand elle voit les nuées d’oiseaux voler dans le ciel, car elle se sait bien incapable d’en faire autant» dit-il. Comme son contemporain Rainer Maria RILKE (1875-1926), GIBRAN représente «une dévotion à l’art, ce nomadisme volontaire ou subi, cette inaptitude à vivre dans la réalité et l’omniprésence de la femme, tantôt maternelle, tantôt sororale, tantôt amante» dit Anne JUNI. Dans «Lettres d’amour», et à partir de 1912, Khalil GIBRAN entretient une longue correspondance amoureuse, sans jamais la rencontrer, avec une poète, essayiste et traductrice égyptienne, May ZIADé (1886-1941), qui durera jusqu'en 1931, date de sa mort. May suivra tous les registres qui vont de l'admiration à l'amitié profonde puis à l'amour platonique. Et ce qui fait toute la singularité de ces brûlantes. Khalil GIBRAN et May ZIADé étaient unis dans une quête d'inspiration soufie vers le "Dieu intérieur".
GIBRAN aimait Joséphine PEABODY, mais il y avait une différence d’âge (9 ans), de couleur et de statut social. «Mon cœur m’appartenait, et le voila ton esclave» dit-il à Joséphine. Du 30 avril 10 mai 1904 une exposition pour ses tableaux est organisée à Boston, au Harcourt Studios, à l’atelier de DAY. Les symboles de la mort et de la douleur sont omniprésents dans ses toiles. Khalil fait une importante rencontre à l’occasion de cette exposition avec Mary Elisabeth HASKELL (1873-1964). Il dira par la suite sur cette femme que si les autres voyaient en lui la bête curieuse, le singe, Mme HASKELL était différente des autres : «Vous cherchiez à entendre ce qui était en moi, à me faire parler en faisant creuser au plus profond de moi». Mary HASKELL, féministe, libérale et dirigeante d’une école de jeunes filles, avait un esprit critique et pragmatique. «C’est la sympathie des amis qui transforme le malheur en une douce tristesse» précise-t-il à propos de son amitié avec Mary HASKELL. Ange gardien, protectrice et confidente de GIBRAN qui dira de Mary HASKELL : «Il y a dans la vie trois choses qui ont le plus compté pour moi : ma mère qui m’a quitté ; vous avez foi en moi et en mon œuvre ; et mon père, qui a révélé le combattant en moi».
V – Khalil GIBRAN et la postérité,
Esprit fort dans un corps faible, Khalil GIBRAN n’hésite pas d’évoquer sa santé fragile : «Ma santé est comme pareille à un violon entre les mains entre les mains de quelqu’un qui ne sait pas en jouer, car il en tire une âpre mélodie» dit-il dans une lettre de 1908. GIBRAN fume beaucoup, s’alimente mal et travaille sans cesse et surtout la nuit «Mon âme apprécie le silence de la Nuit, la venue de l’Aube, les rayons du Soleil et la beauté de la vallée» précise-t-il. Il se préoccupait peu de sa santé : «je suis un homme de faible constitution, mais ma santé est bonne parce que je n’y pense jamais et je n’ai pas le temps de m’en préoccuper». En dépit de cette santé défaillante, Khalil GIBRAN travaillait plus de dix heures par jour «je passe ma vie à écrire et à peindre, et le plaisir que je prends à ces deux arts est supérieur à tous les autres», dit-il dans une lettre du 15 mars 1908.
GIBRAN disparaît le 10 avril 1931. Le 10 janvier 1932, la dépouille de Khalil GIBRAN sera rapatriée au Liban et ensevelie dans la vieille chapelle du monastère de Mar Sarkis, à Bcharré, sa ville nationale. C’est maintenant le musée Khalil GIBRAN.
Khalil GIBRAN doute et s’interroge sur le sens de sa contribution littéraire «Mes enseignements pourront-ils, un jour, être compris dans le monde arabe ou disparaîtront-ils comme une ombre ?». Pourtant, Khalil GIBRAN se sentit investi d’une noble mission : «Mon âme est affamée de ce qui est haut et beau. Je sens une force enfouie dans mon for intérieur qui veut se révéler sous une radieuse parure par des grandioses actions. Cela me donne l’impression d’être venu au monde pour inscrire mon nom en grandes lettres sur les faces de la vie». Khalil GIBRAN espère que les Libanais et la postérité se souviendront de lui en ces termes : «Pense à moi quand tu vois le soleil descendre se coucher, en déployant son habit rouge sur les montagnes et les vallées comme s’il versait du sang au lieu des larmes, quand il dit adieu au Liban». Et il rajoute «Souviens-toi de mon nom quand tu vois les bergers assis à l’ombre des arbres, soufflant dans leurs roseaux et remplissant le champ silencieux de mélodies apaisantes comme le faisait Apollon quand il fut exilé dans ce monde».
GIBRAN semble attiré par la mort «Je n’ai toujours pas saisi le mystère de la Lumière. J’ai maintes fois été amoureux de la mort ; je l’ai parée de doux mots avec des rimes longuement muries. Je n’ai toujours pas renoncé à mon amour pour la mort, mais je suis à moitié amoureux de la vie. La vie et la mort sont aussi belles l’une que l’autre» dit-il dans une lettre du 6 janvier 1909, à Mary HASKELL. «J’ai trouvé l’âme cheminant sur mon sentier. Car l’âme chemine sur tous les sentiers» souligne GIBRAN.
Bibliographie très sélective
1 – Contributions de Khalil Gibran
GIBRAN (Khalil), Le Prophète, traduit par Didier Sénécal, Paris, Univers poche, 2012, 63 pages ;
GIBRAN (Khalil), Œuvres complètes, traduction de Jean-Pierre Dahdah, Salah Stétié, Rafic Chikhani et autres, présentation d’Alexandre Najjar, Paris, Le Grand Livre du mois, 2006, vol 1, 950 pages ;
GIBRAN (Khalil), Le jardin du Prophète, traduction de Claire Dubois, Paris, Casterman, 1985, 74 pages ;
GIBRAN (Khalil), Œuvres complètes, traduction de Jean-Pierre Dahdah, Salah Stétié, Rafic Chikhani et autres, présentation d’Alexandre Najjar, Paris, Robert Laffont, 2006, vol 2, 950 pages ;
GIBRAN (Khalil), Les miroirs de l’âme, introduction d’André Dib Sherfan, Montréal, Presses Select Ltée, 1979, 135 pages ;
GIBRAN (Khalil), Les ailes brisées, traduction de Fida et Rania Mansour, Beyrouth, Albouraq et Paris, Librairie de l’Orient, 2001, 143 pages ;
GIBRAN (Khalil), L’envol de l’esprit, traduction d’André Dib Sherfan, Boucherville, (Québec), Mortagne, 1986, 279 pages ;
GIBRAN (Khalil), Esprits rebelles, Paris, Fayard, Mille et une nuits, 2001, 112 pages ;
GIBRAN (Khalil), Orages, traduction et adaptation d’Oumayma Arnouk El Ayoubi, Paris, La Renaissance, 2007, 241 pages ;
GIBRAN (Khalil), Jésus fils de l’homme, Paris, Albin Michel, 1990 et 2012, 256 pages ;
GIBRAN (Khalil), L’errant, Paris, Fayard, Mille et une nuits, 1999, 96 pages ;
GIBRAN (Khalil), L’hérétique, traduction et préface d’Anne Juni, Rennes, La Part commune, 2000, 85 pages ;
GIBRAN (Khalil), La voix de l’éternelle sagesse, traduction de Pasquale Haas, Paris, Librio, Spiritualités, 2006, 77 pages ;
GIBRAN (Khalil), Lorsque le bonheur vous fait signe suivez-le, calligraphies de Lassaâd Métoui, préface de Jacques Salomé, Paris, J-C Lattès, 2011, 124 pages ;
GIBRAN (Khalil), Les 7 cités de l’amour, textes et introduction de Thomas Golsenne, illustration et graphisme de Lassaâd Métoui, Paris, Véga, 2007, 255 pages ;
GIBRAN (Khalil), La voix de l’éternelle sagesse, traduction de Béatrice Jehl, Paris, J’ai Lu, 1995, 117 pages ;
GIBRAN (Khalil), La voix du maître, traduction de la version anglaise d’Anthony R. Ferris par Paul Kinnet, Boucherville (Québec), La Mortagne, 1988, 107 pages ;
GIBRAN (Khalil), Autoportrait, traduction d’Anne Juni, illustration et graphisme de Jean-Paul Gillyboeuf, Rennes, La Part commune, 2009, 158 pages ;
GIBRAN (Khalil), L’œil du Prophète, anthologie, Paris, Albin Michel, 1991 et 2012, 264 pages ;
GIBRAN (Khalil), Le fou, Paris, Fayard, Mille et une nuits, 1997, 64 pages ;
GIBRAN (Khalil), Le précurseur, Paris, Fayard, Mille et une nuits, 2000, 63 pages ;
GIBRAN (Khalil), Rires et larmes, Paris, Fayard, Mille et une nuits, 2002, 120 pages ;
GIBRAN (Khalil), Le sable et l’écume : aphorismes, Paris, Albin Michel, 1990 et 2012, 147 pages ;
GIBRAN (Khalil), Les cendres du passé et le feu éternel, Paris, Fayard, Mille et une nuits, 2005, 95 pages ;
GIBRAN (Khalil), Les Dieux de la terre, suivi de Iram, Cité des hautes colonnes, et de Lazare et de sa bien-aimée, Paris, Fayard, Mille et une nuits, 2003, 96 pages ;
GIBRAN (Khalil), Lettres d’amour, traduction d’Anne Juni, Rennes, La Part commune, 2006, 191 pages ;
GIBRAN (Khalil), Merveilles et processions, traduction de Jean-Pierre Dahdah, Paris, Albin Michel, 2013, 208 pages ;
GIBRAN (Khalil), Mon Liban, suivi de Satan, traduction et préface d’Anne Juni, Rennes, La Part commune, 2000, 80 pages ;
GIBRAN (Khalil), MOUSSAVY (Salah), Amours et femmes, Bachary, 2005, 74 pages ;
GIBRAN (Khalil), Paroles, Beyrouth, Albouraq, 2009, 175 pages ;
2 – Critiques de Khalil Gibran
ABOUTARA (Raina), Gibran, histoire d’un itinéraire intérieur, thèse université de Perpignan, 1994, 78 pages ;
AKRAM (Hamade), L’influence du romantisme sur les œuvres de Khalil Gibran et William Styron, thèse sous la direction de Jean Morris Le Bour’his, Université de Rennes 2, 1985, 352 pages ;
BRUNET-MANSOUR (Cécile) MANSOUR (Rania), L’essentiel de Khalil Gibran : ses plus beaux textes, préface de Jean-Pierre Dahdah, Paris, J’ai Lu, 2009, 632 pages ;
BUSHRUI (Suheil) JENKINS (Joe), Khalil Gibran : l’homme et le poète, traduit de l’anglais par Bernard Dubant, préface de Kathleen Raine, Paris, Véga, 2001, 403 pages ;
CHAHINE (Anis-George), L’amour et la nature dans l’œuvre de Khalil Gibran, Beyrouth, Middle East Press, 1979, 189 pages ;
CHAHINE (Anis-George), Gibran : entre W. Blake et F. Nietzsche, thèse sous la direction de Maurice Gonnaud, Lyon 2, 1988 ;
CHALFOUN (Khalil), La figure de Jésus Christ dans la vie et l’œuvre de Khalil Gibran, thèse sous la direction de Michel Meslin, Université Paris Sorbonne, 1987, 580 et 296 pages ;
CHIKHANI (Rafic), Religion et société dans l’œuvre de Khalil Gibran, Beyrouth, Publications de l’Université libanaise, Section des études littéraires 1997, 500 pages ;
CORBIN (Henry), L’imagination du Soufisme d’Ibn ‘Arabi, Paris, Flammarion, collection Homo Sapiens, 1958, 284 pages ,
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Paris, le 17 juillet 2016, par M. Amadou Bal BA - - http://baamadou.over-blog.fr/