Ce post a été publié dans le journal Ferloo édition du 30 mars 2016.
Autour du thème «Nos mythologies américaines», Alain MABANCKOU et Dany LAFERRIERE ont délivré une brillante prestation, sur les identités incertaines, le 19 mars 2016, au salon du livre, à Paris. Entre soumission et esprit de revolte, jusque dans les années 90, l'esclavage, la colonisation ou l'indépendance ont dominé la littérature noire. Désormais, dans un monde globalisé, le regard de la diaspora, un groupe tiraillé entre plusieurs cultures, charrie une nouvelle littérature noire appelée "littérature migrante". En effet, en se dispersant dans le monde, les Africains créent d'autres Afriques et tentent de valoriser la culture noire. "Mon sanglot de l'homme noir était un mélange de Peau noire, Masques blancs. Je ne veux pas être prisonnier de mon histoire, je veux avoir la liberté de pouvoir me critiquer et critiquer l'autre. Frantz FANON et James BALDWIN sont, pour moi, les deux intellectuels qui symbolisent la pensée noire dans sa diversité et dans son indépendance" souligne Alain MABANCKOU qui est un tenant de la littérature migrante. Alain MABANCKOU lorgne du côté des nouvelles générations issues de la diaspora qui n'ont pas connu la colonisation. "Ce sont les nouvelles plantes qui m'intéressent, cette quête des feuilles détachées de l'arbre. Elles ont leur histoire à raconter et cette histoire qui se retrouve dans les romans contemporains africains" dit-il. Les deux écrivains, grands amis qui se sont rencontrés, justement, au Salon du livre à Paris, en 1999, considèrent que James BALDWIN, écrivain majeur américain, a ouvert les yeux sur le sens de la mesure et de la tolérance. L'Amérique ne peut être libérée du racisme que par le culte de l'amour et le refus, par tous, de s'enfermer dans une identité stérile et étriquée. La colère ne résout rien.
En cette semaine de la francophonie, Alain MABANCKOU est à l’honneur puisqu’il vient de dispenser sa leçon inaugurale au Collège de France, le 17 mars 2016. Cette prestigieuse institution, créée en 1530, a confié à Alain MABANCKOU, un écrivain, poète et enseignant, franco-congolais, la chaire de création artistique, pour l’année 2015-2016. C’est la première fois qu’un Africain est choisi au collège de France. «Si j’ai été nommé au Collège de France, ce n’est parce que je suis un écrivain noir, mais parce que je suis un écrivain tout court», dit-il. En effet, la désignation d’Alain MABANCKOU témoigne de son talent littéraire et surtout sa façon d’utiliser sa contribution littéraire de façon non victimaire. «Les Français doivent comprendre qu’il n’y a pas plus Français que ceux qu’ils ont colonisés, puisqu’on a appris au pied de la lettre» dit Alain MABANCKOU qui est fier de sa double culture. «J'ai décidé que la géographie importait peu, qu'il faut s'efforcer de vivre bien là où l'on est» prend t-il le soin de préciser. Son livre, «le sanglot de l’homme noir», est un refus catégorique de la littérature de la victimisation. Mongo BETI lui a lui ouvert les yeux sur la recherche de son identité : «C’est peut-être en France que je me sens le plus Africain. Et aux Etats-Unis, je me sens Européen. Que va-t-il se passer si je pars en Asie ?», s’interroge t-il. Alain MABANCKOU est agacé, par cette tendance en France, de considérer les Français issus de l’immigration comme des étrangers. «Tandis qu'à l'étranger, en Inde, en Algérie, en Angleterre ou au Nigéria, je suis présenté comme un écrivain français, on continue en France à me cataloguer ''francophone'', dit-il. Selon lui, il faudrait en finir avec la stratégie victimaire des Africains et l’ostracisme des Blancs. «C'est à nous (Les Africains), nés ailleurs, de rompre ces barrières, sans nous contenter du périmètre carré où on nous confine» entonne MABANCKOU. Il précise aussi que "l'histoire de France est cousue de fil noir".
La leçon inaugurale du 17 mars 2016, au Collège de France, qui a drainé une importante affluence répartie finalement en deux amphithéâtres, a porté sur «Les lettres noires : des ténèbres à la lumière». Par la suite, les cours d’Alain MABANCKOU auront lieu le mardi à 14 heures, suivis de séminaires à 15 heures, du 29 mars au 31 mai. Il y sera notamment question :
- de «La négritude après SENGHOR, CESAIRE et DAMAS» ;
- des «grandes thématiques de la littérature d’Afrique noire francophone» ;
- «des études dites postcoloniales», avec un invité le philosophe Achille MBEMBé ;
- «des écritures noires francophones» avec Dominic THOMAS ;
- de «commémorer les abolitions de l’esclavage», avec Françoise VERGES ;
- «écrire après le génocide des Tutsi au Rwanda» ;
- rapports entre «peinture sociale et "griotisme" dans les deux Congo» ;
- d’un colloque intitulé : «Penser et écrire l’Afrique noire» le 2 mai 2016 de 9 h 30 à 17 heures, auquel devraient participer Achille M’BEMBé, les Sénégalais Souleymane Bachir DIAGNE et Pape N’DIAYE, Sami TCHAK, Françoise VERGES, ainsi que Dany LAFERRIERE, académicien.
La saison s'achèvera sur un face-à-face, à propos de «l'histoire congolaise», entre David Van REYBROUCK et Jean BOFANE, écrivain congolais.
Eclectique, ouvert, cosmopolite, conteur et sensible aux différents courants de la «World Literature», et sans partir en quête d’une authenticité culturelle africaine, Alain MABANCKOU témoigne d’une nostalgie du pays natal, dans un attachement à la mère comme source d’inspiration. C’est à la figure maternelle, Pauline KENGUé, que sont associés la langue et les récits de l’enfance.
Né au Congo le 24 février 1966, avec un baccalauréat de lettres et philosophie, MABANCKOU a, en 1989, entrepris des études de droit à Paris. Il a renoncé, par la suite, à un «emploi alimentaire» de conseiller juridique à la Lyonnaise des Eaux. C’est l’histoire douloureuse de l’esclavage, de la colonisation et du racisme, qui a poussé Alain MABANCKOU à retrouver la passion des mots, le désir de raconter et de se raconter, et ainsi de prendre la parole, à travers l’écriture. Dans sa production littéraire, Alain MABANCKOU aborde différents thèmes, comme le déracinement, l’incertitude identitaire, l’expression de toute expérience identitaire, qui sont au cœur de la littérature migrante. Pour lui, la recherche d’une identité suppose le dépassement des frontières géographiques, sociologiques ou politiques. Il faudrait se placer dans le cadre de la francophonie, de la littérature d’expression française. «En tant qu’écrivain d’origine africaine, les ressorts de ma révolte contre la langue française académique, sont liés à mon histoire personnelle et académique», dit-il.
Alain MABANCKOU n’est pas un idéologue, mais un conteur, un amoureux de la langue française et de la vie. Pour lui, le roman est un enchevêtrement d’idées et d’anecdotes. Il revendique à la fois l’enracinement, mais aussi l’ouverture aux autres, et surtout le sens de mesure. «Je ne critique pas nécessairement l'autofiction, mais je crains qu'il lui manque une part de générosité. Lorsque je lis les romans de Patrick MODIANO, je m'y reconnais. Bien que l'action se passe à Paris, ils sont ouverts au monde. MODIANO sait me parler, même lorsqu'il parle de son intimité ou de l'intimité d'une ville. Ce n'est pas le cas de certains romans où l'égocentrisme se mêle à un égoïsme tellement surdimensionné que ça étouffe la vocation de courtoisie que devrait charrier la littérature», dit-il.
Le 29 mars 2016, Alain MABANCKOU va consacrer sa leçon au Collège de France, sur le thème : «La Négritude après SENGHOR, CESAIRE et DAMAS». Dans son discours à l’Académie française, Dany LAFERRIERE fait référence aux pères fondateurs de la Négritude qui ont rendu aux Noirs leur dignité en ces termes : «Pour moi ce fut d’abord ce trio qui a inscrit la dignité nègre au fronton de Paris : le Martiniquais Aimé CÉSAIRE, le Guyanais Léon-Gontran DAMAS, et le Sénégalais Léopold Sédar SENGHOR. Ce dernier a occupé pendant dix-huit ans le fauteuil numéro 16. C’est lui qui nous permit de passer, sans heurt, de la négritude à la francophonie. Chaque fois qu’un écrivain, né ailleurs, entre sous cette Coupole, un simple effort d’imagination pourra nous faire voir le cortège d’ombres protectrices qui l’accompagnent».
Cependant, l’Amérique haïtienne de LAFERRIERE réfute tout nationalisme culturel et identitaire. «On nous emmerde avec l’identité depuis cinquante ans» dit-il. LAFERRIERE proclame même, dans l’un de ses romans, «je suis japonais». «Quand les gens parlent d’identité, ils veulent dire que vous venez d’un endroit, minoritaire, du tiers-monde, donc vous êtes un écrivain de l’exil, donc de la mémoire», dit-il. Pour lui, il ne faut pas être enfermé dans son univers. Notre vie est entre nos mains. «Je ne parle pas d’identité raciale, nationale ou autre connerie de genre. Je parle d’identité profonde. Est-il animal ou humain ? Je n’ai, moi, aucun parti pris, ni pour le Nègre, ni pour le Blanc» proclame LAFERRIERE. Il refuse tout aspect réducteur de la quête de soi. «Pour moi, le rapport Nord-Sud n’est pas un rapport d’affrontement. Je n’ai pas une vision arrêtée du monde, j’essaie de montrer, sans juger. C’est important d’élargir l’univers romanesque au-delà des rapports idéologiques de classe ou de race», dit-il.
Alain MABANCKOU et Dany LAFERRIERE ont réussi, jusqu’ici, leur vie et cela suscite l’admiration, parfois de la jalousie avec des critiques acerbes. Ainsi, on a reproché à ces deux auteurs mondains, mais talentueux, d’écrire pour les Blancs, sur commande ; ils auraient, ainsi, perdu leur âme, et seraient donc acculturés. Ils sont absous par Calixte BEYALA : «on n’écrit jamais pour un continent. C’est une ambition malsaine».
Les deux auteurs refusent toute catégorisation géographique, leurs contributions littéraires transcendent les frontières et les identités. «J’avoue en avoir marre de toutes ces étiquettes, parce qu’elles ne servent à rien, c’est à dire qu’elles ne servent qu’à la personne qui les propose, et pour un temps seulement. En réalité cependant, les étiquettes littéraires et politiques se contaminent facilement et brouillent les pistes ; c’est souvent le cas, en particulier, pour les littératures migrantes», dit LAFERRIERE né à Haïti, exilé dans un premier temps au Canada, et maintenant, académicien à Paris et universitaire aux Etats-Unis. Il prend soin d’ajouter : «Mon écriture ratisse large, essaie de rendre toutes sortes d’émotions de gens différents, également Haïtiens et exilés. Leurs expériences sont mises à contribution dans mes œuvres. Je donne toujours priorité au livre ; quand j’ai envie de réfléchir sérieusement à quelque chose, j’écris un livre. Cela me permet d’explorer plusieurs angles de la question, parce que la vie est un kaléidoscope».
Pour LAFERRIERE, il y a un aspect universel de la littérature. Les sentiments, les émotions, la résistance individuelle, depuis Antigone de Sophocle sont au cœur de ses attentions. Quand Antigone dit : «Je ne suis pas ici pour la haine, je suis ici pour l’amour», c’est un peu ce que dit LAFERRIERE dans tous ses livres.
I – Alain MABANCKOU, une identité brouillée mais riche
Citoyen français d’origine congolaise, professeur de littérature francophone depuis 2001, d’abord à Michigan, maintenant à Los Angeles, Alain MABANCKOU a publié son premier recueil de poèmes, «Au jour, le jour», à compte d’auteur, en 1993. En 1998, il reçoit le Grand Prix de littérature d’Afrique Noire, pour «Bleu, Blanc, Rouge». Le succès auprès du grand public est venu en 2005 avec «Verre cassé» et la consécration en 2006, avec «mémoires de porc-épic» couronné du prix Renaudot.
Alain MABANCKOU a tendance, dans ses écrits, à faire un clin d’œil aux écrivains qu’il aime. Il a été influencé, notamment par Amadou KOUROUMA qui a abordé la question de l’indépendance et des conflits en Afrique noire et par Mongo BETI, pendant la période coloniale, qui a produit des œuvres marquantes. Il apprécie les écrivains antillais, comme CESAIRE et DAMAS, les classiques de la littérature anglaise (DICKENS et Charlotte BRONTE), mais aussi la nouvelle génération d’écrivains, comme la sénégalaise Fatou DIOME. "Le monde est une addition, une multiplication, non une soustraction ou une division" dit-il.
La littérature est considérée, par Alain MABANCKOU, comme un grand roman. «Tout ce que j’écris, tourne autour du rapport entre l’homme et le livre», dit-il. «La littérature est une façon de comprendre le monde et même d’essayer de corriger ses aspérités. Les romanciers essayent toujours de modifier, de réécrire les choses» affirme MABANCKOU. En raison de sa forte notoriété et des sujets qu’il traite, comme la question de l’identité, Alain MABANCKOU est à la périphérie de la politique et de la littérature. «Je pense que toute publication est forcément politique, puisque l’auteur livre au lecteur une vision singulière du monde. Mais il y a assez de gens qui ont du génie politique pour que je m’abstienne de venir occuper la scène pour le plaisir du pouvoir» dit-il.
Dans ses écrits, Alain MABANCKOU qui navigue, notamment, entre trois pays (Congo, France, Etats-Unis), est attentif à la fantaisie, au rêve et aux questions de justice et d’égalité, à l’instar de Raymond ARON et Marcel AYME. «Je suis une sorte de passe-muraille entre les frontières et les barrières. Mais je me souviens toujours d’où je viens, de ce que je dois à tel territoire, et pourquoi je me trouve dans tel autre» dit-il. L’identité brouillée d’Alain MABANCKOU est bourrée d’une polysémie porteuse de sens et d’ambiguïté à éclaircir. «L’avenir de l’homme noir, c’est de se dire qu’il se construit là où il vit», précise t-il.
En dépit de cette identité incertaine, Alain MABANCKOU a su rendre sa différence, dans sa contribution littéraire, un puissant atout, une richesse extraordinaire. Dans ses romans, il décrit des sujets graves et particulièrement sensibles sur le ton de l’exagération, de la cocasserie ou de l’ironie. «Quand j’étais à l’école, j’étais très heureux quand on faisait une leçon d’Histoire qui avait des accents d’anecdotes. En cours de philosophie, ce qui nous intéressait, c’était de se demander pourquoi tel philosophe se promène dans la journée avec une lampe, dort dans une sorte de fût, c’est toujours plus palpitant. Je pense que la littérature doit emprunter cette sorte de narration dans laquelle l’Histoire est en bas. Et puis, n’oublions pas que la vraie Histoire n’est pas faite toujours par les grands personnages, les Napoléons, les ceci. L’Histoire est faite par des petites gens, et ce sont ces petites gens qui forment vraiment le roman», précise t-il. De la lecture de ses livres se dégage un cocktail de poésie et d’humour. On se sent vivant et qu’on a des frères dans le monde, à travers cette musique qui guide son écriture.
1 – MABANCKOU, une part d’autobiographie avec une mère source d’inspiration
Dans «Lumière de Pointe-Noire», MABANCKOU écrit : «J’ai longtemps laissé croire que ma mère était encore en vie. Je m’évertue désormais à rétablir la vérité dans l’espoir de me départir de ce mensonge qui ne m’aura permis jusqu’alors que d’atermoyer le deuil». Après vingt-trois ans d’absence, Alain MABANCKOU retourne à Pointe-Noire, ville portuaire du Congo. Entre-temps, sa mère est morte, en 1995. Puis son père adoptif, peu d’années après. Le fils unique ne s’est rendu aux obsèques ni de l’un, ni de l’autre. Entre le surnaturel et l’enchantement, l’auteur nous ouvre sa petite valise fondamentale, celle des années de l’enfance et de l’adolescence dans ses lieux d’origine. Au moment de repartir, il se rend compte qu’il n’est pas allé au cimetière. Sans doute était-ce inutile. Car c’est ce livre qui tient lieu, aussi, de tombeau. Et de résurrection.
C’est un roman qui parle de l'Afrique traditionnelle, de la mort et du rapport aux morts. MABANCKOU revient sur les croyances, les coutumes et les superstitions de son pays. Quand il retrouve sa famille, chacun attend de lui qu'il donne un cadeau. Il ne doit pas regarder l'hôpital, ni visiter ceux qui y sont, car cela porte malheur. Sur la parcelle de sa mère, deux chaises vides sont disposées, une cousine lui chuchote à l'oreille : «c'est ton père et ta mère qui sont assis sur ces deux chaises».
«Demain j’aurais vingt ans» est un récit de son enfance dans lequel il évoque le Congo-Brazzaville des années 1970-80, la radio qui portait les rumeurs du monde, les voyous qui prenaient les surnoms d'Amin Dada ou Bokassa Ier, et surtout sa famille qui n'était «ni riche ni très pauvre», mais partagée entre sa «maman Pauline» et sa «maman Martine», l'autre femme de son père. «C'est un homme très secret. On a accès difficilement à lui. La mort de sa mère l'a détruit. Il n'a de cesse de lui redonner vie. C'est pourquoi il a dû être si heureux et si malheureux en écrivant ''Demain j'aurai vingt ans''. Je n'ose imaginer ce qu'il a dû traverser. Alain ne rit jamais dans son cœur. C'est un homme très triste, très seul. Son univers n'est pas surpeuplé. Il a une femme, un ami, une passion (l'écriture) et sa mère. Pour le reste, il joue», souligne Dany LAFERRIERE.
Dans «Black Bazar», comme dans la plupart de ses romans, il y a une part d’autobiographie. «Dans la plupart de mes livres, je suis présent dans chacun des personnages. La part d'autobiographie réside peut-être davantage dans le destin du narrateur, où je mets des choses que je puise à droite et à gauche de ma propre expérience. Le narrateur de Black Bazar est un apprenti écrivain, c'est un Congolais comme moi, et il aime les cols à trois boutons: je porte toujours des cols à trois boutons», confesse Alain MABANCKOU.
Dans son dernier roman «Petit Piment», Alain MABANCKOU, enfant unique, raconte, avec humour et vivacité, l’enfance d’un orphelin à Pointe-Noire dans les années 60- 70, pendant la révolution socialiste et les débuts de l’indépendance congolaise.
2 – MABANCKOU, une description de l’Afrique dans son authenticité, mais sans complaisance
Dans «Mémoires d’un porc-épic», Alain MABANCKOU revisite en profondeur un certain nombre de lieux fondateurs de la littérature et de la culture africaines, avec amour, humour et dérision. Parodiant librement une légende populaire selon laquelle chaque être humain possède son double animal, il nous livre dans ce récit l'histoire d'un étonnant porc-épic, chargé par son alter ego humain, un certain Kibandi, d'accomplir à l'aide de ses redoutables piquants toute une série de meurtres rocambolesques. Malheur aux villageois qui se retrouvent sur la route de Kibandi, car son ami porc-épic est prêt à tout pour satisfaire la folie sanguinaire de son «maître» ! En détournant avec brio et malice les codes narratifs de la fable, Alain MABANCKOU renouvelle les formes traditionnelles du conte africain dans un récit truculent et picaresque où se retrouvent l'art de l'ironie et la verve inventive qui font de lui une des voix majeures de la littérature francophone actuelle.
«Verre cassé» est un vieil ivrogne, la soixantaine, qui sous l'impulsion de l'Escargot entêté, le patron du Crédit a voyagé, raconte les chroniques de la clientèle du bar. Par la plume du vieil instituteur, toute une horde de personnages apparait devant nous. L'histoire «très horrifique» du Crédit a voyagé, un bar congolais des plus crasseux, nous est, ici, contée par l'un de ses clients les plus assidus, Verre Cassé, à qui le patron a confié le soin d'en faire le geste, en immortalisant dans un cahier de fortune, les prouesses étonnantes de la troupe d'éclopés fantastiques qui le fréquentent.
Dans «verre cassé» Alain MABANCKOU témoigne de son affection pour les personnages anonymes, les marginaux et atypiques. «African psycho» relate également un sérial killer, un looser, victime de la rumeur publique, avec des informations exagérées et déformées. «Quand je vais au cinéma, je suis toujours fasciné par les personnages secondaires. Je pense que la vraie vie n'est pas celle des personnages principaux. J'aime les existences cabossées. J'ai plus de choses à dire sur quelqu'un qui est à la marge. Je sais que, derrière la marginalité, se cache la joie de vivre. C'est ce que je cherche en eux : l'étincelle de joie» dit-il. Ou encore MABANCKOU précise son propos : «Je suis persuadé que dans mon roman, les « importants » sont ces petits personnages de rien du tout, les éclopés, les gens de l’orphelinat, les petites prostituées, etc. Ils ont créé une certaine vie. L’Histoire de la société congolaise n’est pas forcément que politique, elle peut être aussi commerciale, sociale, etc. Et peut-être aussi que c’est ça qui fait la beauté de la littérature : prendre des petites vies pour les rajouter à la grande Histoire. La grande Histoire n’existe que parce que des «petites» personnes ont additionné leur vies, leurs souffrances, leurs joies pour accompagner le cycle de la vie».
«Les petits-fils Nègres de Vercingétorix» est un hommage aux femmes et à la richesse de la diversité culturelle du Congo. Dans ce roman, une ancienne colonie d'Afrique centrale, la République du Viétongo, est en proie à une terrible guerre civile. Le président Kabouya a perdu le pouvoir après un coup d'Etat, et Vercingétorix, le chef rebelle, se lance dans une entreprise de reconquête. Fuyant les violences avec sa fille, Hortense Iloki relate dans son journal les événements de cette guerre et reconstitue son passé en miettes. Une histoire effroyable écrite avec un ton beaucoup plus calme. On sent respirer dans chaque mot, chaque phrase, chaque paragraphe, chaque page la peine de cette femme en fuite. Hortense a commis une bévue, c'est celle d'avoir épousée un sudiste alors qu'elle est nordiste. La guerre éclate au pays, elle est prise au piège. Là-bas au sud. Ni elle, ni son mari, ni sa fille, ni qui que ce soit ne peut rien contre les nouvelles lois qui régissent le pays. «C'est un livre axé sur la femme. La plupart du temps, des guerres civiles les médias ont tendance à ne nous montrer que les milices, donc les hommes. Mais on ne souligne jamais assez le rôle important que jouent les femmes en temps de guerre. Le plus souvent, ce sont elles qui essayent, par leur courage, par leur dignité, de juguler notre barbarie, de freiner notre instinct de tuer pour tuer. J'ai voulu par ce livre rendre hommage aux femmes, notamment celles qui vivent dans des "couples mixtes" entre Nordistes et Sudistes, et surtout à cette amitié entre Hortense et Christiane qui transcende les ethnies. La leçon qu'il faudra retenir de ce roman est à mon avis celle-ci : le Congo est un très beau pays, qui a vécu pendant longtemps avec sa diversité ethnique» souligne Alain MABANCKOU.
3 – MABANCKOU, la vie des Africains en France : l’égalité réelle et le refus du communautarisme
Dans «Le sanglot de l’homme noir», Alain MABANCKOU dénonce la tentative, trop facile, des Noirs à ériger leurs souffrances en signe d’identité. «Je suis noir, et forcément ça se voit. Du coup les Noirs que je croise à Paris m’appellent «mon frère». Le sommes nous vraiment ? Qu’ont en commun un Antillais, un Sénégalais, et un Noir né dans le Xème arrondissement, sinon la couleur à laquelle ils se plaignent d’être constamment réduits ?» s’interroge Alain MABANCKOU. Et il rajoute «J’oublie évidemment la généalogie qu’ils se sont forgée, celle du malheur et de l’humiliation – traite négrière, colonisation, conditions de vie des immigrés, etc. Car par-delà la peau, ce qui les réunit, ce sont leurs sanglots».
«Je ne conteste pas les souffrances qu’ont subies et que subissent encore les Noirs. Je conteste la tendance à ériger ces souffrances en signe d’identité. Je suis né au Congo Brazzaville, j’ai étudié en France, j’enseigne désormais en Californie. Je suis noir, muni d’un passeport français et d’une carte verte. Qui suis-je ? J’aurais bien du mal à le dire. Mais je refuse de me définir par les larmes et le ressentiment», dit-il.
Dans «Bleu, Blanc, Rouge», Alain MABANCKOU décrit un personnage central, «Moki», un parisien, originaire du Congo, un dandy et «sapeur», dont les affaires, des trafics en tout genre (faux papiers, agent immobilier à prix fort de squat, bref un marchand de rêve), sont profitables, jusqu’au jour où un Ministre de l’intérieur, Charles PASQUA, inaugure des «charters». MABANCKOU s’interroge à haute voix sur les rapports entre l’Afrique et la France : «Sans pour autant avoir des concertations préalables sur ce que nous écrivons dans nos romans, nous étudions le destin d´individus dans la société française en pleine mutation. Quelle est la place de l´écrivain face à la montée du racisme, face à l´immigration, à la déliquescence de la société française ? Pourquoi dans ce siècle les Africains continuent-ils de vouer une fascination à l´Europe, et en particulier à la France ? A travers ces questions, j´ai campé des personnages qui partent de l'Afrique en Europe et vice-versa, en essayant d´étudier ce phénomène. Qu'est-ce qui pousse les Africains, aujourd´hui encore, à venir en France ? Est- ce l'apparat ? La richesse ? L'accoutrement ? Que se passe-t-il lorsqu'un Africain arrive en France ? Est-ce dans le but de poursuivre des études ou bien plonge-t-il dans le milieu de la pègre ? Tous ces personnages sont recensés selon leurs caractères dans le roman». Dans ce roman, Alain MABANCKOU pose la question de l’égalité réelle en ces termes : «L'écrivain regarde le siècle s'achever avec son cortège de souffrances, avec ses problèmes d´immigration qui sont toujours courants. Cependant, je pense qu'il existe une note d'espoir, car au fur et à mesure que nous avançons, nous voyons des gens qui luttent pour les droits de la personne».
Dans «Tais-toi et meurs», quittant le Congo, Julien Makambo arrive en France sous le nom de José Montfort. Il est accueilli à Paris par Pédro, figure de proue du milieu congolais de la capitale. Sapeur à la pointe des tendances et «homme d’affaires» au bras long, Pédro prend Julien sous son aile et l’initie au monde des combines souterraines. Les affaires tournent, Julien a la vie belle et festive, jusqu’à ce vendredi 13 maudit, où il se retrouve malgré lui mêlé à la défenestration d’une jeune femme. En prison, il écrit son histoire, celle d’un jeune homme confronté à son destin : Makambo en lingala signifie «les ennuis». Et face aux ennuis, une règle d’or règne ici en maître : Tais-toi et meurs.
«Black Bazar » raconte les déboires d'un dandy congolais, surnommé «Fessologue», qui vient d'être plaqué par sa femme, Couleur d'origine, partie avec un obscur joueur de tam-tam. Cette histoire un peu tragique et bien comique, à des égards, permet à Alain MABANCKOU de s'interroger sur la place de la communauté noire dans le Paris d'aujourd'hui et de chahuter, au passage, bien des clichés. En effet, dans ce roman «Black Bazar», MABANCKOU pose la question du racisme notamment entre Antillais et Africains. Hippocrate est un concierge antillais ouvertement raciste, il n’aime pas les Congolais. «Avec ce personnage, j'ai voulu déplacer les clichés en posant une question fondamentale, celle du racisme qui peut se manifester au sein de la même race. Vous avez d'un côté les Africains qui reprochent aux Antillais de trop se prendre pour des Blancs, et les Antillais qui reprochent aux Africains de les avoir vendus avec leurs chefs de tribu pendant la colonisation. Donc, dans la mesure où vous avez une communauté dite «noire», et que cette population n'est pas homogène, un conflit couve à l'intérieur même de ce groupe de population qui n'est fondé que sur la couleur de la peau et non sur une identité de revendications. Monsieur Hippocrate symbolise en quelque sorte l'opposition actuelle au sein de cette population noire très éclatée, où les gens ont des différences très marquées» précise MABANCKOU.
La communauté noire en France est hétéroclite d’où la difficulté de la mobiliser sur le plan politique. «La communauté noire qui peut exister en France est celle qui va se fonder sur la lutte contre les injustices sociales subies sur le territoire français», souligne Alain MABANCKOU. Il va encore plus loin : «Parce que pour changer l’Afrique, on pense toujours qu’il ne faut changer que les Africains, mais il faut changer aussi le regard de l’Occident sur l’Afrique. Qu’on arrête de nous voir comme des anciens colonisés, qu’on arrête de nous bassiner parce que nous avons «une certaine malédiction», comme nous sommes nés «du côté obscur des choses». Non, l’obscurité, c’est peut-être les égoïsmes que nous avons, le manque d’hospitalité, la haine de l’étranger, la peur de l’immigré, les politiques de fermeture des frontières».
II – Dany LAFERRIERE, académicien et spécialiste de la littérature migrante,
Élu à l’Académie française, le 12 décembre 2013, au fauteuil d’Hector Bianciotti, né à Port-au-Prince le 13 avril 1953 d’un père intellectuel et homme politique, et d’une mère archiviste à la mairie de Port-au-Prince, Dany LAFERRIERE passa son enfance avec sa grand-mère, Vava, à Petit-Goâve, dans cet univers dominé par les libellules, les papillons, les fourmis, les montagnes bleues, la mer turquoise de la Caraïbe et l’amour fou pour Vava. Tous ses livres sont passionnants, cri d'amour à ses parents, sa grand-mère, et à Haïti, dont nous comprenons la tragique histoire depuis son exil jusqu'à son retour. Ces épisodes heureux sont relatés dans deux de ses romans : L’Odeur du café et Le Charme des après-midi sans fin.
Dans l’écriture de Dany LAFERRIERE, visions et épisodes s’enchaînent avec une grande liberté en ne respectant qu’un seul principe : l’harmonie Des visions à la fois douces et frappantes, pleines de couleurs. Elles passent assez fugitivement et de temps à autres, refont surface, dans des circonstances diverses du quotidien, pour se rappeler à notre bon souvenir. Ce sont des personnages et des situations qui restent gravés, profondément dans notre mémoire. Cette littérature migrante de la diversité et des différences culturelles est un puissant hymne pour le respect des identités des autres et l’égalité.
1 – Dany LAFERRIERE, une enfance délicieuse en Haïti
Dans «l’Odeur du Café», par bribes, et avec des anecdotes savoureuses, Dany LAFERRIERE nous raconte son enfance à Petit-Goâve, près de sa grand-mère Da. Celle-ci est toujours assise à côté de lui sur la galerie, buvant son café, le café dont l'odeur marque son enfance. Au fil des passages, on découvre la réalité de cet enfant de dix ans au cœur de son village, sa famille, ses amis, sa maison au toit éblouissant, Vava qui fait battre son cœur, et se révèle du même coup toute une culture racontée via les souvenirs. «Je suis le fils aîné de la fille aînée. Le premier enfant de la maison. La mer des Caraïbes se trouve au bout de ma rue. Nous avons un chien. Mais il est si maigre et si laid que je fais semblant de ne pas le connaître. Vava habite en haut de la pente. Elle porte une robe jaune. Des fois, elle me donne l’impression d’être un cerf-volant. Je la sens si proche. Montventre se met à bouillir. Je vais mourir. Un jour, j’ai demandé à ma grand-mère de m’expliquer le paradis. Elle m’a montré sa cafetière. C’est le café des Palmes que Da préfère, surtout à cause de sont odeur. Da boit son café. J’observe les fourmis. Le temps n’existe pas», ainsi démarre ce roman. Au cours de ce récit, il y a l'enfance. Celle d'un petit garçon passant chez Da, sa grand-mère, et accompagné de la chaleureuse vigilance de ses tantes. Un peu de fièvre, et le voici privé de jeux avec ses camarades. Alors il reste sur la terrasse de bois, à côté de Da qui se balance dans le rocking-chair, avec toujours une tasse de café à portée de la main pour les passants et les voisins. Le long des lattes de bois, l'enfant regarde les fourmis, les gouttes de pluie marquant le sol, regarde et écoute les adultes s'occuper et parler, respire les odeurs de la vie. Chronique des sensations enfantines, L'Odeur du café est un livre envoûtant, le récit d'un voyage au temps si fragile et si merveilleux de l'enfance.
«Le charme des après-midi sans fin», est, sans doute, le roman de Dany LAFERRIERE, le plus autobiographique, nous conte une jeunesse haïtienne en une succession de brefs tableaux sur le cours des jours à Petit Goâve. On retrouve une magnifique grand-mère, femme protectrice et tolérante. Tour à tour, drôle, attachant, touchant, ce roman, délicieusement nostalgique, est un hymne à la liberté, à l'insouciance de l'enfance écrit dans une langue riche et colorée. Manifeste d’amour adressé par l’auteur à Da, la grand-mère qui l’a élevé, mais aussi, sur fond de crise politique haïtienne, roman initiatique de l’adolescence, ce livre nous émeut par sa tendresse et sa justesse. Dany LAFERRIERE fait de la joie de vivre une épine plantée dans le pied des dictatures. Au lieu de nous ennuyer avec une documentation lourde et méticuleuse, LAFERRIERE, sur un ton léger, lit, flâne et flotte, c’est le bon moyen de se glisser partout, de démasquer les parades des uns et des autres. «Les mères passent leur temps à venir voir si leur fille n’est pas dans les parages du port. Comme toujours, les mères n’ont aucune idée de la façon donc cela se passe. Car si un type veut embrasser une fille; tu peux être sur qu’il ne restera pas sur le port avec elle. Mais les mères n’ont aucune idée de la réalité» souligne l’auteur. Vieux Os, un été de son adolescence en Haïti, vit tranquillement, entouré de ses amis, de ses voisins, de filles qu’il guette, d’animaux qu’il observe, de rêves ou de cauchemars qui le hantent. Ce roman retrace avec tendresse l'enfance : les bagarres, les aventures et les amours de Rico, Frantz et Vieux Os, les petites manies des habitants de la ville, leurs bonheurs et leurs soucis de tous les jours. Mais la crise politique finit par atteindre Petit-Goâve, marquant la fin de l'enfance pour Vieux Os et les adieux à la ville de Da.
Si Le Charme des après-midi sans fin se termine sur des adieux, «Le pays sans chapeau» débute avec des retrouvailles. De retour à Haïti après de longues années d'absence et plusieurs livres, Vieux Os retrouve cette même odeur du café, mais aussi la puanteur de la pauvreté, des "près de cent mille personnes concentrées dans un espace restreint sans eau courante". Da n'est plus, sans pour autant être partie. Elle est bien là, dans sa chambre restée inoccupée, dans sa petite robe grise accrochée sur le mur, la tasse de café qu'on lui sert tous les matins. Les morts observent les faits et gestes de l'écrivain. Car à côté de ce "Pays réel", il existe un "Pays rêvé", le Haïti des zombis et des esprits que Vieux Os redécouvre après toutes ces années "là-bas". Tout comme ces mots créoles restés en désuétude trop longtemps, qu'il faut de nouveau mastiquer et goûter. Ailleurs, Dany LAFERRIEE :"En écrivant en français, je tue ma langue, le créole. Et personne ne m'a jamais dit : Mes condoléances". Dany LAFERRIERE peint Haïti et ses couleurs par petits tableaux, instants d'émotion ou de souvenir, entre les odeurs retrouvées et les questions inquiètes de la mère :"Qu'est-ce que tu as mangé pendant ces vingt ans ?" A la joie des retrouvailles se mêle parfois une pointe d'amertume, le pays n'est plus tout à fait le même. Mais on retiendra surtout la leçon de Da :"Comment peux-tu aller dans la vie sans même prendre une tasse de café !"
2 – Dany LAFERRIERE une plaidoirie pour la tolérance
et la promotion de la diversité culturelle
À la suite de l’assassinat de son ami Gasner Raymond, trouvé sur la plage de Braches, à Léogâne, le 1er juin 1976, il quitte précipitamment Port-au-Prince pour Montréal. Cet évènement sera raconté dans son roman «Le Cri des oiseaux fous».
Dixième roman de Dany LAFERRIERE, «Le cri des oiseaux fous» est aussi l'ultime récit de sa vaste "autobiographie américaine". Le narrateur apprend que les tontons macoutes ont tué son ami, que lui-même est sur la liste, que cette nuit sera sa dernière nuit en Haïti, celle du départ. LAFERRIERE, le héros de son roman raconte comment il est venu à quitter sa terre natale, journaliste, il est affecté aux chroniques culturelles. Avant de s’exiler, il fait le tour de ses amis, sans les prévenir de son départ. Tout le récit coule des yeux et des pensées, des peurs et des méditations de ce jeune homme de vingt-trois ans confronté au crime et forcé à l'exil.
Comment se sentir citoyen d'un pays qui veut votre mort ? «L'exil est pire que la mort pour celui qui reste. L'exilé est toujours vivant bien qu'il ne possède aucun poids physique dans le monde réel», dit-il. Ce roman est une ultime insurrection contre la dictature et l’intolérance, un droit de parler de culture sans parler de politique. D'avoir des désirs qui lui sont propres. «Et l'indifférence que j'ai toujours manifestée pour le pouvoir et sa propagande diabolisante ne jouerait pas en ma faveur. Car le rêve de tout pouvoir est qu'on s'intéresse à lui», dit-il.
Dans «le cri des oiseaux fous», les thèmes abordés sont variés : l’amour et la sexualité, l’amitié, la mort et le sentiment de l’absurdité, la construction de l’identité, par rapport au père et à la mère. Le développement du roman, loin d’être narcissique, se construit sur les adieux que Dany LAFERRIERE fait à ses amis. Comme, il fréquente le monde de la culture, ce roman est particulièrement instructif de la vitalité littéraire et artistique d’Haïti. On ne se croirait pas dans un pays sous-développé. Les artistes compensent la pauvreté de ce pays par leur créativité et leur énergie débordante. Dany LAFERRIERE rencontre aussi les prostituées qu’il a fréquentées. Il ne s’en cache pas et n’est pas complaisant. Il fait ressortir les qualités de cœur des Haïtiens. On sent que LAFERRIERE voue une grande affection pour son entourage et son pays. Parallèlement à cette déchirure, se profile la vie politique haïtienne d’une grande brutalité. Finalement, ce roman relate la vie quotidienne des Haïtiens, confrontés à diverses difficultés, mais qui ont su garder leur héroïsme et leur noblesse d’esprit.
LAFERRIERE fait publier en 1985, le roman «Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer», qui a connu un succès retentissant. Il se familiarise avec le cinéma. «Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer ?», est un roman constitué d’une succession de brefs chapitres proposant chacun une petite scène à connotation sexuelle. LAFERRIERE déploie style sec, aux phrases juxtaposées, dont le rythme haché rappelle celui du jazz. Il y expose des lieux communs, certes, sur les Noirs et sur les Blanches mais présentés toujours avec un humour à la fois cru, sain et jubilatoire. C’est une satire féroce sur les stéréotypes et les clichés racistes, dans laquelle deux jeunes Noirs oisifs partagent un appartement dans un quartier pauvre de Montréal. L'un d'entre eux, le narrateur, projette d'écrire un roman et, pour s’occuper, connaît diverses aventures féminines en dissertant sur la trilogie Blanc-Blanche-Nègre. Car c'est un juste retour des choses, après avoir souffert de l'esclavage, que de séduire toutes ces jeunes donzelles innocentes ou curieuses. Quant à son compère, Bouba, il dort, dort, dort. Et philosophe en lisant et relisant le Coran, sur des airs de jazz.
«Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer ?» fait ressortir la complexité des sens propres à la littérature migrante qui puise dans le pays d’origine et celui du lieu de résidence. Les sens multiples doivent être analysés à la lumière des codes culturels, à la communication entre divers univers et leur enrichissement réciproque. En effet, LAFERRIERE, durant son exil au Canada se positionne comme un écrivain québécois qui porte, cependant, un puissant témoignage sur ses souvenirs d’immigrant. Ce roman, marqué par la polyphonie, outre son caractère ironique, provocateur et exotique, est une réflexion profonde sur la littérature migrante, sur l’altérité, sur les différences culturelles. En l’occurrence, les Noirs sont souvent de culture occidentale, mais ils jouent, parfois, au Nègre pour draguer les Blanches. A travers, la parodie, LAFERRIERE renverse la perception de la Négritude qu’il désacralise. Par conséquence, l’aliénation et la recherche d’une nouvelle identité sont au coeur de ce roman. Il fait référence aux filles anglaises que tente de séduire le héros de son roman, qui sont censées, par rapport aux francophones, être supérieures et «disciplinées». Par ailleurs, ce roman est bourré de clins d’œil littéraires. En effet, c’est durant son exil qu’il met à lire des auteurs comme Hemingway, Miller, Diderot, Tanizaki, Gombrowicz, Borges, Marie Chauvet, Bukowski, Boulgakov, Baldwin, Cendrars, Mishima, Marquez, Vargas Llosa, Salinger, Grass, Calvino, Roumain, Ducharme, Virginia Woolf, etc. En 1986, meurt Jorge Luis BORGES, un écrivain aveugle argentin, pour qui LAFERRIERE voue une grande admiration. BORGES est un spécialiste de l’art de la nuance. «Tous les pouvoirs ont peur de la nuance. Seule la nuance est subversive», dit-il. LAFERRIERE cite, dans ce roman, James BALDWIN, un auteur noir, homosexuel qui a vécu en exil en France.
Dany LAFERRIERE est l’auteur d’autres romans, comme «l’Enigme du retour», «L’Art presque perdu de ne rien faire», «Journal d’un écrivain en pyjama», ou «Tout bouge autour de moi».
Bibliographie très sélective
1 – Contributions d’Alain MABANCKOU
MABANCKOU (Alain), Petit piment Paris, Seuil, Collection «Fiction», 2015, 288 pages ;
MABANCKOU (Alain), Demain, quand j’aurai vingt ans, Paris, Gallimard, collection «Blanche», 2010, 384 pages ;
MABANCKOU (Alain), Black Bazar, Paris, Seuil, Cadre rouge, 2009, 252 pages ;
MABANCKOU (Alain), Mémoire de porc-épic, Paris, Seuil, Cadre rouge, 2006, 230 pages ;
MABANCKOU (Alain), Bleu blanc rouge, Paris, Présence africaine, 2000, 224 pages ;
MABANCKOU (Alain), African psycho, Paris, Points, 2006, 224 pages ;
MABANCKOU (Alain), Verre cassé, Paris, Seuil, Cadre rouge, 2005, 208 pages ;
MABANCKOU (Alain), Tais-toi et meurs, Paris, Pocket, Triller, 2014, 216 pages ;
MABANCKOU (Alain), Lumières de Pointe-Noire, Paris, Seuil, Fiction, 2013, 304 pages ;
MABANCKOU (Alain), Le sanglot de l’homme noir, Paris, Fayard, 2012, 184 pages ;
MABANCKOU (Alain), Lettre à Jimmy, Paris, Fayard, 2007, 192 pages ;
MABANCKOU (Alain), Ma sœur étoile, Paris, Seuil, Album de jeunesse, 2010, 326 pages ;
MABANCKOU (Alain), Les petits-fils Nègres de Vercingétorix, Paris, Le Serpent à Plûmes, 2002 et 2016 ;
MABANCKOU (Alain), Tant que les hommes s’enracineront dans la terre, Paris, Points, 2007, 320 pages ;
MABANCKOU (Alain), Et Dieu seul sait comment je dors, Paris, Présence africaine, 2001, 246 pages.
2 – Contributions de Dany LAFERRIERE
LAFERRIERE (Dany), L’odeur du café, Les éditions la Bagniole et la Soulière, 2014, 160 pages ;
LAFERRIERE (Dany), Le charme des après-midi sans fin, Rocher/Motif, 2011, 296 pages ;
LAFERRIERE (Dany), Pays sans chapeau, Boréal, 2006, 275 pages ;
LAFERRIERE (Dany), Le cri des oiseaux fous, Lanctôt, 2000, 319 pages ;
LAFERRIERE (Dany), Comment faire l’amour avec un Nègre, sans se fatiguer, Le Serpent à plumes, 2014, 166 pages ;
LAFERRIERE (Dany), J’écris comme je vis, Boréal, 2010, 257 pages
LAFERRIERE (Dany), Chronique de la dérive douce, Paris, Grasset, 2012, 224 pages
LAFERRIERE (Dany), Tout bouge autour de moi, Paris, Grasset, 2011, 224 pages
LAFERRIERE (Dany), Je suis un écrivain japonais, Paris, Grasset, 2008, 270 pages
LAFERRIERE (Dany), Vers le Sud, Paris, Grasset, 2006, 256 pages
LAFERRIERE (Dany), Le goût des jeunes filles, Paris, Grasset, 2005, 400 pages
LAFERRIERE (Dany), Un art de vivre par temps de catastrophe, University of Alberta, 2010, 51 pages.
Paris le 19 mars 2016 par M. Amadou Bal BA – http://baamadou.over-blog.fr/
Bernard DADIE est mort le 9 mars 2019.
Dans la contribution littéraire de Marguerite YOURCENAR convergent la mémoire, l’imagination, l’histoire et le mythe récrée et déformé. Célèbre mais restée assez mal connue du grand public, figure singulière de la littérature française du XXème siècle, traductrice et critique de plusieurs grands auteurs de la poésie universelle, Marguerite YOURCENAR n'a cessé de questionner le fait poétique, véritable source souterraine qui irrigue l'ensemble de son œuvre. Elle a traversé cette période en portant un regard neuf et ouvert sur toutes les dimensions de la vie. Suivant, la belle formule de Michel FOUCAULT, une «archéologie du silence» entoure la relation de Marguerite YOURCENAR avec la poésie. Son intelligence vive, son vaste savoir et sa curiosité débordante ont marqué chacune des pages d’une œuvre riche et complexe.
La technique narrative et la langue de perfection de YOURCENAR expriment son immense talent, son éducation, son humanité, sa grande connaissance de la philosophie, de l’histoire d’antiquité. YOURCENAR fait appel aux figures du style : comparaison, métaphores, périphrases, symboles. Le recours aux maximes et proverbes est une des procédés les plus utilisées dans l’écriture de YOURCENAR ; ce qui reflète le régime méditatif de l’œuvre. La qualité de son expression écrite, la rigueur de sa pensée et l’originalité de ses échafaudages intellectuels, donnent à ses propos, une puissance décuplée. L'oeuvre de Marguerite YOURCENAR vise très large, aussi bien dans l'espace que dans le temps. Elle allie de manière unique son ambition d'universalité à l'attention modeste aux aspects les plus singuliers de l'existence et aux êtres les plus obscurs de l'univers. L'inquiétude du temps est le foyer central d'où se relance toujours son écriture. Le temps demeure, pour elle, impensable, inscrutable, impossible à unifier et à totaliser, mais ses apories nourrissent l'imaginaire. YOURCENAR s’applique un principe bouddhiste : «travailler jusqu’au bout, car tout est périssable». Perfectionniste, elle a réécrit bon nombre de ses ouvrages.
Dans le paysage littéraire du siècle dernier, la situation d'insularité de l'œuvre de Marguerite YOURCENAR n'est pas contestable. YOURCENAR a fait le vœu de renouer avec le concept d'innutrition, fréquentant historiens, poètes, romanciers, peintres, penseurs de tous siècles et de tous horizons culturels et spirituels, qui parcourt les territoires génériques les plus variés (poésie, essais, récits brefs, amples fictions historiques, légendes revisitées, chroniques familiales) et dont la langue, tantôt classique, sobre et abstraite à l'excès, tantôt étrangement maniériste ou baroque, surprend tant elle est en décalage avec le champ des recherches scripturales contemporaines. Une force de direction constante assure pourtant, la cohésion de cet ensemble : l'écrivain semble s'être fixé la tâche de faire de ses ouvrages un espace d'accueil de toutes les expressions du souci de soi.
Issue d’un milieu aristocratique et aisé, Marguerite CLEENWERCK de CRAYENCOUR dont YOURCENAR est l'anagramme, née le 8 juin 1903 à Bruxelles, est morte le 17 décembre 1987 à Bar Harbor, dans l'État du Maine (États-Unis). Elle est une écrivaine française naturalisée américaine en 1947, auteur de romans et de nouvelles «humanistes», ainsi que de récits autobiographiques. Après la mort de sa mère d’origine belge, suite à son accouchement, Marguerite et son père quittent Bruxelles pour rejoindre le château du Mont-Noir près de Bailleul construit en 1824 par un trisaïeul. Elle y demeure alors tous les étés jusqu'en 1912 date où est vendue la propriété. Elle fut la première femme élue à l'Académie française, le 6 mars 1980, grâce au soutien actif de Jean d'Ormesson, qui prononça le discours de sa réception, le 22 janvier 1981.
Attirée très jeune par le goût de l'écriture, elle publie son premier roman : «Alexis ou le traité du vain combat», en 1929, quelques mois après la mort de son père. Ce roman écrit sous la forme d'une longue lettre d'un homme à sa femme. Dans cet échange, il lui avoue son homosexualité et met fin à des années de mensonge. Son père meurt la même année, après avoir lu ce premier roman. À partir de cette date, Marguerite YOURCENAR mène une vie de voyages, en visitant Paris, Lausanne mais aussi les îles grecques ou Constantinople.
De passage aux États-Unis lorsque la guerre éclate, elle accepte l’offre des Américains d’enseigner la littérature comparée dans un collège près de New York. Son premier et son dernier amour auront été des homosexuels, mais elle passera l’essentiel de sa vie avec une femme. C’est en 1937, à Paris, à trente-quatre ans, qu’elle fait une rencontre décisive, celle de Grace FRICK (1903-1979), universitaire américaine de son âge, qui va devenir la femme de sa vie pendant quarante-deux ans et sans doute au-delà de la mort. Amie, amour, collaboratrice et traductrice. Selon elle, «l’amitié est avant tout une certitude, c’est ce qui la distingue de l’amour. Elle est aussi respect et acceptation totale d’un autre être». Elle suit son amie aux États-Unis et, lorsque la guerre éclate, Grace est prête à tout faire pour adoucir l’existence de Yourcenar, l’aider, la soutenir et, si elle le peut, la rendre heureuse. Elle n’a pas mesuré sa peine pour lui obtenir un travail. «L’amour de Grace pour Marguerite est une attention de tous les instants», constate Josyane SAVIGNEAU, sa biographe. Dès 1947, elle se retire sur l’île des Monts Déserts, dans le Maine, dans une maison qu’elle baptise «Petite Plaisance», avec sa compagne et traductrice américaine, Grace Frick, qu’elle ne quitte plus jusqu’à la mort de cette dernière en 1979.
Continuant son travail d'écrivain, elle publie en 1951, «Les Mémoires d'Hadrien» qui lui vaut une renommée mondiale. Dans cet ouvrage, elle fait revivre Hadrien, empereur romain du 2ème siècle. Cet homme a une personnalité très forte, il a favorisé le développement des arts dans la société et a amélioré la vie des esclaves. L'auteure a eu l'idée de cet ouvrage dès ses voyages en Italie avec son père lorsqu'elle visite la Villa Adriana, villa d'Hadrien à Tivoli. Le roman se présente comme une longue lettre de l'empereur Hadrien à son petit-fils et successeur potentiel, Marc Aurèle. Il lui raconte ses exploits militaires mais lui parle aussi de philosophie, et de son amour pour le jeune Antinoüs, ainsi que la douleur que sa mort a provoqué chez lui. Le roman historique, très documenté, sert de trame à l'histoire d'amour entre Hadrien et Antinoüs. Les ouvrages qui suivent sont couronnés de succès à l'image de : «L'œuvre au Noir», paru en 1968 qui reçoit le prix Femina.
Après avoir été élue membre de l'Académie Royale de Belgique on 1970, elle entame une sorte d'enquête sur ses ancêtres, qui formera la trame de son oeuvre en trois volets intitulée: Le labyrinthe du monde et dont le premier volume: Souvenirs Pieux sort en 1974.
L'auteur reprend alors ses voyages à travers le monde, faisant en 1980 et 1982 une halte à Saint-Jans-Cappel. Le 29 septembre 1985, le Musée communal Marguerite Yourcenar fut inauguré en présence de Monsieur Maurice Schumann. Marguerite Yourcenar le visitera le 3 mai 1986, inscrivant sur le livre d’or : «Avec le très grand plaisir de me retrouver chez moi». Il abrite depuis, le travail réalisé par Louis SONNEVILLE durant de nombreuses années. Le Musée se propose d’unir par un lien plein de respect et d’affection, Marguerite YOURCENAR au pays de son enfance ; ajoutant ainsi à sa vocation didactique l’hommage de la Flandre au prestigieux auteur des «Archives du Nord».
Marguerite YOURCENAR décède le 18 décembre 1987 à l'hôpital de l'île des Monts-Déserts. Incinérée, elle sera inhumée au cimetière de Somesville, non loin de «Petite Plaisance», aux États-Unis.
Des thèmes majeurs reviennent dans la contribution littéraire de cette écrivaine indépendante et subversive : le refus du narcissisme, le rapport au temps et à l’histoire, l’Amour impossible ou réprimé, la mort et le suicide.
I – Marguerite YOURCENAR, une écrivaine indépendante et subversive
A – Marguerite YOURCENAR et le refus narcissisme
Est-il décent de parler de soi ?
Rompant avec le mythe barrésien de l’écrivain enraciné, pour Marguerite YOURCENAR il serait insensé de parler de soi à longueur de roman. «L’être fuit, le moi est poreux ; s’en faire une image globale relève de la pure illusion», dit-elle. Suivant YOURCENAR, ne mérite d’être évoqué et relaté c’est ce qui est commun «à la glaise humaine». L’auteur écarte «la gloriole» qui dérive de l’appartenance familiale, de la possession d’un nom. Elle rejette tout narcissisme. Cela ne signifie pas passer sous silence ses ascendants ou l’accession à elle-même. «L’être que j’appelle moi vint au monde un certain lundi 8 juin 1903, vers les 8 heures du matin, à Bruxelles, et naissait d’un Français appartenant à une vieille famille du Nord, et d’une Belge dont les ascendants avaient été durant quelques siècles établis à Liège, puis fixés dans le Hainaut», dit-elle dans «Souvenirs pieux». L’histoire de sa famille et des Flandres belges est utilisée dans le but de parvenir à une compréhension de la réalité humaine et de l’univers. Marguerite YOURCENAR se livre à une importante introspection, à travers divers ouvrages autobiographiques. Ainsi, dans «Les Archives du Nord», Marguerite YOURCENAR part à la recherche de ses origines. Commençant par l’évocation de ces terres, de ces dunes, de ces forêts, elle descend le cours du temps. «Je pétris le pain ; je balaie le seuil ; après les nuits de grand vent, je ramasse le bois mort», dit-elle. L’Histoire devient comparable à une immense circulation sanguine dont l’écrivain serait toujours le cœur battant. Dans «Souvenirs pieux», Marguerite YOURCENAR tente de percer l’épaisseur du temps. Du récit de sa naissance, elle s’interroge sur l’origine de ses parents. Personne ne rend sensible, comme Marguerite YOURCENAR, l’existence d’âge en âge des êtres en un lieu donné, et le fait que les générations sur le même coin de terre s’entassent comme des strates géologiques, côte avec les bêtes et les plantes. Dans «Quoi ? L’Eternité» le centre du récit Michel, le père de Marguerite YOURCENAR. Il s’agit du récit de son enfance, même si elle y parle peu d’elle-même ; elle laisse seulement deviner, derrière le portrait du père, sa silhouette de petite fille, puis d’adolescente. Mais ce qui constitue son monde est la clé pour comprendre son œuvre romanesque.
Marguerite est élevée par son père, sa mère, de nationalité belge, meurt dix jours seulement après sa naissance. Marguerite sera donc élevée par son père, chez ses grands-parents. En 1912, après la mort de sa grand-mère, Marguerite et son père s’installent à Paris : rue Anatole-de-la-Forge puis 15 avenue d’Antin, aujourd’hui Franklin DELANO-ROOSEVELT. Les étés se passent à Westende, sur la côte belge, dans une villa finalement bombardée. Marguerite se plonge dans les livres que lui prête son père, en particulier les oeuvres de Racine, d’Aristophane, Chateaubriand, Shakespeare, Marc Aurèle, Tolstoï, Huysmans, Platon, Virgile, Homère, Romain Rolland, Ibsen, Lagerlöf, etc. Son père, homme fantasque et joueur, latiniste, amateur de livres, d’antiquités, de voyages, décèle très tôt les dons de sa fille et l’encourage dans l’étude des langues anciennes et de la littérature. Il lui donne ce goût des voyages. Les années qui suivent sont marquées par les nombreux séjours qu'elle effectue en compagnie de son père dans différents pays européens, formant sa culture en autodidacte au fil des visites. Le père de Marguerite occupe une place prépondérante dans la vie de sa fille unique, mais, tout en étant gâtée, celle-ci comprend très vite qu’on ne peut compter que sur soi-même. La mort de sa mère et le congédiement de sa bonne, Barbe, qui la remplaçait lui ont appris cruellement la nécessité d’être autonome. Marguerite dressera un portrait acerbe de sa grand-mère dans son roman «Archives du Nord».
B- Marguerite YOURCENAR, une révoltée contre son époque
Marguerite YOURCENAR a été influencée par divers auteurs. Elle a lu Maurice BARRES, l’homme de l’époque. Si «les déracinés» de BARRES lui ont paru «artificiel et voulu», en revanche, YOURCENAR trouve que «la colline inspirée» est un roman bouleversant, un grand livre sur le monde invisible et la réalité paysanne, un grand art véritable. IBSEN a appris à YOURCENAR l’indépendance totale de l’homme, comme «un ennemi du peuple», où le héros est le seul à s’apercevoir que la ville est polluée. YOURCENAR a été influencée également par NIETZSCHE et TOLSTOI, ces grands écrivains réfractaires, subversifs, en opposition avec toute une époque et leur entourage, contre la médiocrité humaine. Le NIETZSCHE du «Gai savoir», «d’Humain, trop humain» a une certaine manière de considérer les choses "à la fois de très près et de loin, lucide, aiguë, et en même presque légère» dit YOURCENAR. Elle a admiré, avec une certaine stupeur, avec des moments d’arrêt de souffle, par moments, tant a paru grand, DOSTOIEVSKI.
YOURCENAR a toujours aimé les poètes français de la Renaissance, ainsi que Hugo, Rimbaud et Apollinaire. Elle a lu et relu Marcel PROUST. Par l’incomparable perfection de la langue, chez Racine, considéré comme le plus grand poète, c’est presque exclusivement la passion amoureuse et la jalousie qui comptent. YOURCENAR se conforme à la tradition de Racine, qui dans les préfaces de ses tragédies énumère soigneusement ses sources. Marguerite YOURCENAR vénère surtout Saint-Simon : «j’avais le sentiment d’y rencontrer les foules humaines ; j’y ai vu le grand observateur de ce qui se passe. Quant à son style, il est si grand qu’à moins vraiment du métier on ne s’aperçoit pas qu’il en a un», confesse Marguerite YOURCENAR qui a fini par trouver son style poli et glacé. «A travers la vie, le style s’améliore, se débarrasse des scories imitatives, se simplifie, trouve sa pente, mais que le fond reste, enrichi, ou plutôt confirmé par la vie» dit-elle. YOURCENAR a connu COCTEAU et ROGER MARTIN du GARD, mais est restée très hostile aux écoles et aux amitiés littéraires.
C – Marguerite YOURCENAR, une femme virile
La consécration de YOURCENAR, en hommage au talent de sa plume, demeura son élection à l'Académie Française le 6 mars 1980, sur recommandation de son ami, Jean d’ORMESSON. Marguerite YOURCENARD a toujours eu les mêmes aspirations que les membres de l’Académie, et elle est fière qu’on la traite de confrère et non de consoeur. En bonne fille patriarcale, YOURCENAR se dissocie clairement des femmes et surtout des féministes. Sa biographe remarque à juste titre que : «Ce n’est pas l’absence de sa propre mère qui fonde son manque d’intérêt pour les figures maternelles. [...] Tout ce qu’elle a vu des mères, à commencer par sa propre grand-mère Noémi, l’a rendue absolument hostile à cette fonction-là. Et ce refus a une part au moins aussi importante que sa version officielle sur le terrible surpeuplement de la planète dans son désir de stérilité». Ces valeurs viriles lui valent un éloge ému de la plupart des critiques et son entrée en tant que première femme à l’Académie française. Pour Robert KANTERS, «L’œuvre au noir» est sans doute le chef-d’œuvre viril de la littérature féminine». Bernard PIVOT ajoute que «le secret de la force de cette femme qui sourit et cultive son jardin est sans doute ce pessimisme viril». On connaissait déjà son opinion concernant les droits des femmes : parlant d’une aïeule, elle écrit qu’elle était le chef-d’œuvre d’une société où la femme n’a pas besoin de voter et de manifester dans les rues pour régner». Elle a même précisé sa pensée en latin : «Sit ut sunt, que les choses restent comme elles sont !». S'appuyant sur une double lecture, littéraire et psychanalytique, Carole ALLAMAND se propose d'éclairer les rapports existant entre la poétique de la romancière et la perte irréparable de la mère, de mettre au jour une " écriture en mal de mère". Une écriture virile qui montre un mépris affiché pour le moi, pour un sujet dont la mise au monde fut aussi une mise à mort, une écriture qui narre la hantise de la féminité et de son sinistre privilège, la maternité. Au fil des pages de ce brillant essai, on comprend mieux que Marguerite Yourcenar a composé son personnage d'auteur avec autant de soin que chacun de ses livres, et que son style, loin d'être voué au seul perfectionnisme classique, procède d'une perpétuelle lutte contre les forces de la subjectivité. Ainsi se trouve mis à nu le désir obsédant l'écrivain : celui d'être enfin regardée et reconnue par sa mère, Fernande, laquelle "détourna la tête quand on lui présenta l'enfant", puis ferma les yeux pour toujours.
II – Marguerite YOURCENAR, une écriture de la mémoire et de l’Amour
A – Les mémoires d’Hadrien
«Les Mémoires d'Hadrien», chef-d’oeuvre de Marguerite YOURCENAR, est un mélange fascinant de faits et de fiction. D'une part, le livre constitue la reconstruction méticuleuse et scientifique de la vie d'un des plus grands empereurs romains. D'autre part, il se distingue par sa composition littéraire riche. C'est pourquoi Mémoires d'Hadrien est considéré aussi bien comme un roman historique qu'une autobiographie ou une biographie. «Les Mémoires d’Hadrien» sont écrits dans une langue épurée, parfaite imitation du style de stoïciens de l’antiquité, émouvante par la sobriété avec laquelle sont évoquées les souffrances et la maladie d’Hadrien, ses passions et son chagrin ; la narration sert comme le support à une longue méditation sur la vie, la sagesse, le temps, la mort. L’essentiel, c’est de dégager la ligne qui mène du particulier au général. Par ce procédé synecdochique, l’anecdotique ne sert que de prétexte pour la méditation philosophique de l’empereur sur la condition humaine. Yourcenar découvre certains types de comportements humains. Donc elle généralise. Situé dans l’époque d’Hadrien, elle dégage une personnalité qui n’appartient pas seulement à un moment historique précis, mais qui existe toujours dans les esprits.
L’histoire d’Hadrien est retracée comme une construction pyramidale : la lente montée vers la possession de soi et celle du pouvoir ; les années d’équilibre suivies de l’enivrement, puis l’effondrement, la descente rapide ; et de nouveau la reconstruction. La mort d’Antonüs n’est pas la seule cause d’effondrement dans la vie d’Hadrien qui a tendance à aller jusqu’au bout de ses forces, à les dépasser.
Cette œuvre, qui est à la fois roman, histoire et poésie, est en forme d’une lettre d’Hadrien, adressée à son petit fils adoptif de 17 ans, Marc Aurèle, son futur successeur. Au départ, Hadrien y décrit le jeune Marc-Aurèle, son quotidien de malade ; il est en effet atteint d’une maladie du cœur et sent ses forces décliner et la mort approcher. Mais progressivement, l’objectif d’Hadrien va changer. Il décide de poursuivre sa lettre et de faire au jeune homme le récit de sa vie, afin de le préparer au métier d’empereur mais aussi dans un but personnel. Hadrien fait le récit de sa vie avant qu’il ne devienne empereur. Son enfance en Espagne, son adolescence, ses études à Rome et en Grèce et sa formation à l’armée. Hadrien fait le récit de sa vie avant qu’il ne devienne empereur. Son enfance en Espagne, son adolescence, ses études à Rome et en Grèce et sa formation à l’armée. Hadrien décrit sa rencontre avec Antinöus à Nicomédie en Asie. Le jeune homme devient son compagnon et son amant. Commence une période de grand bonheur pour Hadrien. Elle prendra fin avec la mort d’Antinöus lors d’un voyage en Egypte. L’empereur et le jeune homme y rencontrent une magicienne qui prédit un avenir funeste à Hadrien et Antinöus se sacrifie pour protéger Hadrien de ce présage. Hadrien crée alors une ville en son nom, Antinoe et y établit le culte du jeune homme. Hadrien revient à Rome et ce concentre sur son métier d’empereur. La pensée d’Antinöus reste constamment présente. Hadrien se prépare à mourir. Il envisage le suicide puis y renonce, acceptant d’attendre la venue de la mort. Il meurt en écrivant les derniers mots de sa lettre à Marc-Aurèle.
Ce livre est également intéressant car il montre la fonction introspective de l’écriture. En effet, il existe une relation forte entre l’auteur, Marguerite Yourcenar, et Hadrien. Si elle a choisi de faire le récit de la vie d’Hadrien c’est notamment en raison de la proximité de leurs histoires. Hadrien est un homme marqué par la pensée grecque, grand voyageur et homosexuel, comme Marguerite Yourcenar. Le récit est à la première personne du singulier, mais très souvent Hadrien dépersonnalise le discours, ce qui est l’inverse de l’objectif de la communication épistolaire. La lettre commence par la visite d’Hadrien à son médecin ; il ne se sent pas bien et il revient sur son passé en désordre. L’œuvre ne se déroule pas d’une manière linéaire, mais autour d’un axe qui est la mort prochaine d’Hadrien. Le temps dans l’œuvre a le caractère fragmentaire. Aucune continuité ne réunit le passé au présent et le présent au futur. Il n’y a ni passé, ni futur, seulement une série des présents successifs. Le discours devient au fur et à mesure le monologue d’Hadrien. Avec la présence de ses réflexions, Yourcenar réussit à introduire le discours essayistique dans la narration romanesque. Ainsi place-t-elle son œuvre à la croisée de plusieurs genres.
La qualité principale de l’œuvre est l’actualité du passé. Les réflexions d’Hadrien sont d’un intérêt toujours actuel. Ses conseils valent pour tous les temps. D’après les mots de Yourcenar c’est l’histoire d’un homme intelligent et persécuté ; cela se passe vers 1569 et pourrait s’être passé hier ou se passera demain. YOURCENARD partage avec Hadrien la sagesse inspirée des doctrines orientales qui consiste à se préparer à sa propre mort, à y entrer les yeux ouverts.
C’est un récit met en avant la difficulté et la nécessité de se connaître soi-même, de se comprendre et surtout de s’accepter. Cet ouvrage qui sous-entend la nécessité d’être guidé, et aussi d’avoir quelqu’un à qui parler, capable d’écouter.
B – L’œuvre au Noir
En créant le personnage de Zénon, alchimiste et médecin du XVIème siècle, Marguerite YOURCENAR ne raconte pas seulement le destin tragique d'un homme extraordinaire. C'est toute une époque qui revit dans son infinie richesse, comme aussi dans âcre et brutale réalité ; un monde contrasté où s'affrontent le Moyen-Age et la Renaissance, et où pointent déjà les temps modernes, monde dont Zénon est issu, mais dont peu à peu cet homme libre se dégage et qui pour cette raison même finira par le broyer. YOURCENAR décrit le monde de la Renaissance où la culture et les découvertes scientifiques déstabilisent les assises d’un vieux monde porté par l’obscurantisme religieux et par l’amour du pouvoir et de la richesse.
«Qui consentirait à mourir sans avoir au moins fait le tour de sa prison» dit Zénon le héros tragique de «l’œuvre au Noir». Ce roman est une espèce de miroir qui condense la condition humaine de l’homme, à travers une série d’évènements. Zénon, ce mélange de personnage de Campanella, Erasme et Giordano Bruno, s’enfonce dans des cercles infernaux d’ignorance, de sauvagerie, de rivalités absurdes. En réaction à cela, il est contestataire et s’oppose à tout, aux universités quand il est jeune ; à la famille, où il est bâtard. Il récuse l’idéologie et l’intellectualisme. Il a pratiqué diverses formes de plaisir charnel, mais rejette la sensualité et la pensée chrétienne. Finalement, Zénon est un libre-penseur, l’homme sans illusions et sans compromis, d’un bout à l’autre de sa vie. Jusqu’à la fin Zénon reste en état d’étonnement et d’incertitude. Il pourrait appeler le gardien de prison, faire son autocritique et échapper au suicide.
Le suicide et la mort, thèmes récurrents dans l’œuvre de Marguerite YOURCENAR, caractérisent une analyse complexe des rapports de l’être humain avec son corps et l’affirmation fondamentale de la consistance de l’échec dans le destin des hommes. Pour l’écrivain japonais Mishima, il y a trois types de suicides : le pathologique, le désespéré, le raisonné. Suivant YOURCENAR, le suicide est une préparation méthodique en vue de l’affrontement des fins dernières, une épreuve définitive. Il existe deux voies pour atteindre la sagesse : la conscience de l’échec et du caractère atroce de la vie, ne doit pas entraîner une abdication ou un manque de goût à la vie. Le suicide représente la plus grande victoire de l’homme sur la mort.
III – Marguerite YOURCENAR et le rapport au temps
A – Marguerite YOURCENAR, un sens aigu de l’Histoire
Marguerite YOURCENAR entretient un rapport particulier avec le temps. «Quand on parle de l’amour du passé, c’est de l’amour de la vie qu’il s’agit ; la vie est beaucoup plus au passé qu’au présent. Quand on aime la vie, on aime le passé parce que c’est le présent tel qu’il a survécu dans la mémoire humaine» dit-elle. De ses premiers récits jusqu'aux chroniques familiales qui forment «Le Labyrinthe du monde», en passant par les romans et les pièces de théâtre, YOURCENAR tisse une poétique du temps qui fait leur place à la permanence des mythes, aux difficiles questions de la connaissance historique et du désenchantement de l'histoire, et à la quête de la transmission généalogique. La présente étude s'articule selon les grandes lignes de cette poétique et met en lumière la manière dont YOURCENAR orchestre les temporalités plurielles sur l'horizon d'un temps unique.
L'oeuvre de Marguerite YOURCENAR vise très large, aussi bien dans l'espace que dans le temps. «Le jour où une statue est terminée, sa vie, en un sens commence», dit-elle dans son ouvrage, «le temps, ce grand scuplteur». Elle allie de manière unique son ambition d'universalité à l'attention modeste aux aspects les plus singuliers de l'existence et aux êtres les plus obscurs de l'univers. L'inquiétude du temps est le foyer central d'où se relance toujours son écriture. Le temps demeure pour elle impensable, inscrutable, impossible à unifier et à totaliser, mais ses apories nourrissent l'imaginaire. Le temps ne vous coûte rien, à vous les philosophes : il existe pourtant puisqu'il nous sucre comme des fruits et nous dessèche comme des herbes, dit un personnage de Feux. Cependant, à défaut de mourir pour échapper au temps, vivre consiste en ripostes créatrices. De ses premiers récits jusqu'aux chroniques familiales qui forment Le Labyrinthe du monde, en passant par les romans et les pièces de théâtre, Yourcenar tisse une poétique du temps qui fait leur place à la permanence des mythes, aux difficiles questions de la connaissance historique et du désenchantement de l'histoire, et à la quête de la transmission généalogique. La présente étude s'articule selon les grandes lignes de cette poétique et met en lumière la manière dont Yourcenar orchestre les temporalités plurielles sur l'horizon d'un temps unique.
B – Marguerite YOURCENAR et l’Amour impossible ou réprimé
L’Amour impossible ou réprimé occupe une place singulière dans la contribution littéraire de Marguerite YOURCENAR. Ainsi, dans «Le coup de grâce», en 1919, dans les pays Baltes ravagés par la guerre, la révolution et le désespoir, trois jeunes gens, Eric, Conrad et Sophie, jouent au jeu dangereux de l'amour. Attirance, rejet, faux-semblants, conflits, mensonges et érotisme les pousseront aux confins de la folie. Marguerite YOURCENAR renouvelle le thème du triangle amoureux dans cette somptueuse et tragique histoire d'amour.
Dans «Alexis ou le traité du vain combat», il s’agit de l’histoire de l’histoire d’un jeune homme marié depuis deux ans, qui écrit à sa femme au moment de la quitter, les raisons pour lesquelles il s’en va. C’est un livre intimiste qui évoque Gide puisqu’il s’agit d’un homosexuel qui aime sa femme, et qui cependant la quitte. Alexis est tremblant. Son analyse prouve qu’il est fait d’un continuel flottement, d’un retrait, presque d’un balbutiement. Ce langage qui tremble et hésite est un flottement psychologique L’effort d’Alexis est de ne pas mélanger les sentiments. Il faut d’abord savoir ce qu’on entend par amour. On l’entend souvent par l’amour de sympathie, le sentiment profond de tendresse pour une créature. Pour Marguerite YOURCENAR cette notion d’amour traduit l’absence de sacré. Le vrai amour c’est l’union divine à travers une personne.
Dans «Alexis ou le traité du vain combat», Marguerite YOURCENAR, alors qu’elle n’avait que 24 ans, avait cru que le problème sexuel était le principal, le premier à résoudre, et que le reste suivrait de soi-même. Sigmund FREUD a sans doute eu raison de secouer les convenances viennoises, mais il était trop prisonnier de son siècle et de son milieu pour donner à sa théorie pan-sexuelle une valeur qui résiste au temps. Marguerite YOURCENAR reconnaîtra plus tard les dangers de cette libération sexuelle, parce que celle-ci est continuellement «en deçà du sacré». De ce point de vue, Marguerite YOURCENAR ne semble pas aller dans le sens de l’histoire. A tout le moins, elle récuse toute objection de courte vue : «Tous les grands combats sont d’arrière-garde. Et, l’arrière-garde d’aujourd’hui est l’avant-garde de demain. Ça tourne, la terre», dit-elle.
Il n’est pas étonnant que Marguerite YOURCENAR aborde dans sa contribution littéraire des sujets frappés d’interdit. En effet, la grande sensualité de la jeune Marguerite se manifeste dès l’enfance. Pour sa biographe, Josyane SAVIGNEAU, elle fait preuve d’un érotisme premier, naturel, insoucieux des sexes et des normes, s’inspirant en cela de ses deux mères, l’une réelle, l’autre rêvée. Au cours de recherches sur ses origines familiales, Marguerite apprend que sa mère Fernande a fait la rencontre, au pensionnat des Dames du Sacré-Cœur, de Jeanne, une jeune baronne hollandaise, avec qui elle devient amie. Dès l’arrivée de Jeanne, les très brillants résultats scolaires de Fernande se dégradent. YOURCENAR ne peut s’empêcher d’y voir «l’effet d’un engouement, ce qui revient à dire d’un amour, l’intimité sensuelle entre deux personnes du même sexe faisant trop partie du comportement de l’espèce pour avoir été exclue des pensionnats les plus collets montés d’autrefois». Cette histoire passionnée fait rêver la jeune Marguerite. Elle aimera elle-même Jeanne, venue vivre plus tard avec son père et elle, et donnera d’elle l’image d’une femme possédant le génie du cœur, la beauté et une forte personnalité.
C’est à Londres que Marguerite YOURCENAR connaît ses premières expériences sexuelles avec une jeune fille hébergée par son père : «Couchée cette nuit-là dans l’étroit lit de Yolande, le seul dont nous disposions, un instinct, une prémonition de désirs intermittents ressentis et satisfaits plus tard au cours de ma vie, me fit trouver d’emblée l’attitude et les mouvements nécessaires à deux femmes qui s’aiment». Mais elle comprend aussi très tôt que «manier les mots, les soupeser, en explorer le sens, est une manière de faire l’amour, surtout lorsque ce qu’on écrit est inspiré par quelqu’un, ou promis à quelqu’un» Ainsi, l’écriture participe du goût de la conquête et de l’amour chez Yourcenar, tel que le confirment nombre de témoignages et de photographies remontant à cette époque. Marguerite YOURCENAR est inspirée, d’un «nomadisme du cœur et de l’esprit», empreint d’une forte fascination, non pas prioritairement envers les femmes, tel que pouvaient le laisser croire ses premières expériences, mais pour des «hommes qui aiment les hommes» et dont elle voudrait être la maîtresse. Il s’agit en particulier, en 1930, d’André FRAIGNEAU, des éditions Grasset, qui apprécie «le talent et la tenue» des œuvres de YOURCENAR et qui, pendant plusieurs années, joue un rôle-clef dans la carrière et dans la vie privée de la jeune femme, qui se consume pour lui d’un amour impossible.
Bibliographie sélective :
1 – Ouvrages de Marguerite YOURCENAR
YOURCENAR (Marguerite), Alexis, le Coup de Grâce, Paris, Gallimard, Folio, 1971, 248 pages ;
YOURCENAR (Marguerite), Anna, Soror, Paris, Gallimard, Folio, 1981, 114 pages ;
YOURCENAR (Marguerite), DIMARAS (Constantin), Présentation de Constantin Cavady 1863-1933, suivie d’une traduction des poèmes, Paris, Gallimard, Folio, 1974, 364 pages ;
YOURCENAR (Marguerite), Fleuve profond, sombre rivière, les Negros Spirituals, commentaires et traduction, Paris, Gallimard, 1966, 282 pages ;
YOURCENAR (Marguerite), L’œuvre au Noir, Paris, Gallimard, Folio, 1968, 469 pages ;
YOURCENAR (Marguerite), La couronne et la Lyre, poèmes, Paris, Gallimard, Collection Blanche, 1979, 488 pages
YOURCENAR (Marguerite), Le coup de grâce, Paris, Gallimard, 2006, 121 pages ;
YOURCENAR (Marguerite), Le Temps, ce grand sculpteur, essais, Paris, Gallimard, 1983, 246 pages ;
YOURCENAR (Marguerite), Les Archives du Nord, Paris, Gallimard, Folio, 1977, 370 pages ;
YOURCENAR (Marguerite), Les mémoires d’Hadrien, Paris, Gallimard, Folio, 1974, 364 pages ;
YOURCENAR (Marguerite), Les yeux ouverts, entretiens avec Mathieu Galey, Paris, Le Centurion, 1980, 336 pages ;
YOURCENAR (Marguerite), Quoi ? l’Eternité, Paris, Gallimard, Folio, 1988, 337 pages ;
YOURCENAR (Marguerite), Sous bénéfice d’inventaire, Paris, Gallimard, Collection Idées, 1962, 320 pages ;
YOURCENAR (Marguerite), Souvenirs pieux, Paris, Gallimard, Folio, 1974, 369 pages ;
YOURCENAR (Marguerite), Un homme obscur, une belle matinée, Paris, Gallimard, Folio, 1982, 228 pages
2 - Les critiques de Marguerite YOURCENAR
ALLAMAND (Carole), Marguerite Yourcenar, une écriture en mal de mère, Paris, Imago, 2004, 196 pages ;
BLANCHET-DOUSPIS (Mireille), L’influence de l’histoire contemporaine dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Amsterdam, Rodopi, 2008, 513 pages ;
BONALI-FIQUET (Françoise), Réception de l’œuvre de Marguerite Yourcenar : essai de biographie chronologique, 1995-2006, Société Internationale d’Etudes Yourcéennes, 2007, 180 pages ;
GAUDIN (Colette), Marguerite Yourcenar, à la surface du temps, Amsterdam, Rodopi, 1990, 143 pages ;
HALLEY (Achmy), Marguerite Yourcenar en poésie : archéologie du silence, Amsterdam, Rodopi, 2005, 604 pages ;
HORMANN (Pauline, A.H.), La biographie comme genre littéraire : mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, Amsterdam, Rodopi, 1991, 191 pages ;
JULIEN (Anne-Yvonne), Marguerite Yourcenar, Paris, PUF, 2002, 287 pages ;
PEYROUX (Marthe), Marguerite Yourcenar : mon très cher père, Paris, Euredit, 2007, 171 pages ;
REAL (Eléna), Autobiographie et cosmologie dans le labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar, Université de Valencia, 1988, 273 pages ;
SAVIGNEAU (Josyane), Marguerite Yourcenar, l’invention d’une vie, Paris, Gallimard, 1990, 790 pages ;
VERGNIOLLE de CHANTAL (Henri), La morale de Marguerite Yourcenar d’après son œuvre romanesque, Paris, Presses universitaires du Septentrion, 1997, 448 pages.
3 – Les colloques sur Marguerite YOURCENAR
• Le(s) style(s) de Marguerite Yourcenar, Actes du colloque international de Nicosie (4-5 octobre 2012), May Chehab éd., Clermont-Ferrand, SIEY, 2015, 284 pages.
• La réception critique de l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Actes du colloque international de Clermont-Ferrand (22-24 novembre 2007), Clermont-Ferrand, SIEY, 2010, 468 pages ;
• Le Sacré dans l'œuvre de Marguerite Yourcenar, Actes du colloque de Bruxelles (26-28 mars 1992), R. Poignault éd., Tours, SIEY, 1993, VIII-325 pages ;
• L'Écriture du moi dans l'oeuvre de Marguerite Yourcenar, R. Poignault, V. Torres, J.-P. Castellani, M. R. Chiapparo éd., Clermont-Ferrand, SIEY, 2004, 231 pages ;
• Lectures transversales de Marguerite Yourcenar, R. Poignault & B. Arancibia éd., Tours, SIEY, 1997, 218 pages ;
• L'universalité dans l'œuvre de Marguerite Yourcenar, Actes du colloque de Tenerife, M.-J. Vazquez de Parga, R. Poignault éd., volume 1, Tours, SIEY, 1994, XIV-261p., volume 2, Tours, SIEY, 1995, VIII-300 pages ;
• Marguerite Yourcenar : un écrivain du XIXe siècle ?, G. Fréris & R . Poignault éd., Clermont-Ferrand, SIEY, 2004, 437 pages
• Marguerite Yourcenar citoyenne du monde, Actes du colloque international de Cluj, Arcalia, Sibiu, 8-12 mai 2003 (en collaboration avec Maria Capusan et Maurice Delcroix), Clermont-Ferrand, SIEY, 2006, 267 pages ;
• Marguerite Yourcenar entre littérature et science, Actes du colloque de Chypre (11-17 octobre 2003), May Chehab, Rémy Poignault éd., Clermont-Ferrand, SIEY, 2007, 202 pages ;
• Marguerite Yourcenar essayiste. Parcours, méthodes et finalités d’une écriture critique, C. Biondi, F. Bonali Fiquet, M. Cavazzuti, E. Pessini éd., Tours, SIEY, 2000, 328 pages ;
• Marguerite Yourcenar et l’enfance, M. Laurent, R . Poignault, L. Waleryszak éd., Tours, SIEY, 2003, 235 pages ;
• Marguerite Yourcenar et l’univers poétique, Actes du colloque international de Tokyo (9-12 septembre 2004), Osamu Hayashi, Naoko Hiramatsu, Rémy Poignault éd., Clermont-Ferrand, SIEY, 2008, 396 pages ;
• Marguerite Yourcenar et l'art. L'art de Marguerite Yourcenar, J.-P. Castellani & R. Poignault éd., Tours, SIEY, 1990, 379 pages ;
• Marguerite Yourcenar. Écriture, réécriture, traduction, R. Poignault et J.-P. Castellani éd., Tours, SIEY, 2000, 400 pages ;
• Marguerite Yourcenar. La femme, les femmes, une écriture-femme ?, Actes du colloque international de Baeza, 19-23 novembre 2002 (en collaboration avec Manuela Ledesma Pedraz, Clermont-Ferrand, SIEY, 2005, 437 pages ;
• Marguerite Yourcenar. Retour aux sources, R. Lascu-Pop & R. Poignault éd., Bucarest-Tours, Ed. Libra-SIEY, 1998, 226 pages ;
• Roman, histoire et mythe dans l'œuvre de Marguerite Yourcenar, M. & S. Delcroix éd., Tours, SIEY, 1995, 524 pages ;
• La poétique de l’espace dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Actes du colloque international de Cluj-Napoca (6-8 octobre 2010), Lucia Manea, Rémy Poignault, Rodica Pop éd., Clermont-Ferrand, SIEY, 2013, 480 pages ;
• Les miroirs de l'altérité chez Marguerite Yourcenar, Actes du colloque international de Bogota (10-11 mars 2011, Rémy Poignault, Vicente Torres éd., Clermont-Ferrand, SIEY, 2014, 213 pages.
Paris, le 19 février 2016, par M. Amadou Bal BA, http://baamadou.over-blog.fr/
I - Qu’est-ce que c’est la théosophie ?
Le mot «théosophie» concept mystérieux, inconnu ou incompréhensible, éveille la curiosité, suivant les individus, des réactions contradictoires. Sur l’un, il exerce une attraction magique, il est l’annonciateur de quelque chose qui émeut les forces intimes de l’âme. Chez l’autre, il provoque le mépris, la risée, l’éloignement, ou parfois un sourire de compassion. Les uns y voient le couronnement de tout savoir ; les autres un vagabondage de l’esprit, une rêverie creuse, aussi peu estimable que la superstition. On a même considéré la théosophie comme une «pseudo-religion», un danger spirituel, une invention propre à faire tourner les têtes faibles et les âmes mal trempées.
En fait, la théosophie signifie la sagesse divine, la religion de la sagesse, en vue de découvrir la «Vérité, avec sagesse et bonne foi» suivant une expression de Helena BLAVATSKY. Etre théosophiste, c’est trouver les solutions des lois de la Nature encore cachées à nos yeux. La théosophie est un système d’éthique basé sur des vérités éternelles. «Apprends à discerner ce qui réel de ce qui est faux, ce qui est à jamais passager de ce qui est éternel», dit Mme BLAVATSKY. La théosophie ne nie rien, mais tache de tout approfondir. C’est un système d’émancipation morale qui considère tous les individus comme égaux. La théosophie enseigne un sentiment absolu, l’Amour, un Amour sans limites, pour la Vérité et la Justice.
Helena Petrovna von HAHN, plus connue sous le nom d'Helena BLAVATSKY, née le 30 juillet 1831 à Ekaterinoslav, aujourd'hui Dniepropetrovsk en Ukraine, et morte le 8 mai 1891 à Londres, est l'un des membres fondateurs de la Société théosophique et d'un courant ésotérique auquel elle donna le nom générique de «théosophie» (en grec : theos, divin et sophia, sagesse), concept antique selon lequel toutes les religions et philosophies possèdent un aspect d'un vérité plus universelle. Enfant médium, mariée à 17 ans, cette aristocrate s'enfuit aussitôt pour chercher l'aventure de Saint-Pétersbourg aux bords du Nil, des vallées du Pérou à New York, de Londres à Bombay. Révolutionnaire, on la trouve aux côtés de Garibaldi dans la lutte de l'Italie contre la papauté ; Gandhi affirme que sa rencontre avec elle éveillera sa mission de Libérateur de l'Inde. Un demi-siècle avant les voyages d'Alexandra David-Neel, le Tibet ouvre à Mme BLAVATSKY les portes de ses sanctuaires secrets : elle proclame qu'ils sont la retraite de "Maîtres de Sagesse", gardiens d'une "Connaissance occulte" immémoriale. De nombreux hommes célèbres sont théosophistes, comme Honoré de Balzac, Einstein, Fernando Pessoa, Flammarion, Edison, etc.
La Société théosophique de France se trouve au n°4 du Square Rapp, à Paris dans le 7ème arrondissement. Animée par diverses personnalités, comme Allan Kardec, Pierre Gaétan-Leymarie, Lady Caithness, duchesse de Pomar, Edmond Izard, elle s’est dotée de diverses revues pour diffuser sa pensée (Le Lotus, le Lotus bleu, Revue spirite. la Revue théosophique, etc.).
Annie Besant (1847-1933) est l'une des cimes les plus authentiques de l'humanisme spirituel du XXe siècle. C'est par amour concret de l'humanité qu'Annie Besant mystique abandonna sa foi chrétienne pour la servir dans le socialisme. Et c'est par amour de la spiritualité concrète qu'elle quitta le socialisme pour la Théosophie. Féministe, Annie Besant a fortement contribué au rayonnement de la théosophie, à travers ses écrits et ses conférences.
II – La théosophie n’est pas une religion, mais la recherche de la Vérité.
La théosophie, selon ses adeptes, n’est pas une religion. Pour les théosophes, les religions se présentent comme des sujets d’études et non comme des articles de foi. La théosophie est aux religions ce que leur étaient les anciennes philosophies, et rejette des religions tout ce qui peut paraître absurde ou déraisonnable, notamment la superstition, le bigotisme ou l’athéisme.
La théosophie a pour prétention de s’ériger au rang de science précise, d’étudier les faits positifs. «Il n’y a pas de religion supérieur à la vérité», dit-on. La théosophie affirme qu’on peut connaître la vérité : le genre de vie que doit mener un homme honnête ; les qualités qu’il doit cultiver ; les vices qu’il doit fuir. Chaque individu, dans cette recherche de la vérité, est ardemment invité à suivre des routes nouvelles et aussi plus hautes.
La théosophie est l’ensemble des vérités qui forment les bases de toutes les religions. C’est une philosophie qui rend la vie compréhensible et démontre que la justice et l’amour guident l’évolution du monde. Trois vérités sont considérés par les théosophes comme essentielles :
A. Pour les théosophistes, Dieu n’est pas une réflection de l’homme, mais il est Dieu lui-même, un être absolu. Dieu existe et II est bon. Il est le grand dispensateur de vie qui habite en nous et hors de nous. L’homme, d’essence divine, à l’image de Dieu, est une étincelle divine qui porte en lui toutes les potentialités. «Au-dedans de lui, l’Homme est un Dieu, il a cependant, un cerveau d’animal dans la tête», souligne Mme BLAVATSKY. Dieu immortel et éternellement bienfaisant. Il ne peut être ni entendu, ni vu, ni touché, et pourtant le perçoit qui désire le percevoir. Dans le «plan divin», les théosophes croient, fermement, que le Bien finira toujours par triompher du Mal. Le Bien produit toujours le bonheur et favorise le développement de l’individu et le rend meilleur. Le Mal, au contraire, génère la souffrance et avilie son auteur. L’homme doit comprendre qu’il est, lui, la force supérieure, le «Soi supérieur» (le Grand maître), qui va toujours de l’avant et combat pour le Bien. L’homme rebelle doit apprendre à soumettre et dompter, cette partie rebelle qui le pousse à la bassesse, vers le Mal. «Si ton âme sourit en se baignant dans le soleil de ta vie, si ton âme chante dans sa chrysalide de chair et de matière ; si ton âme pleure en son château d'illusion ; si ton âme se débat pour briser le fil d'argent qui l'attache au Maître ; sache-le, ô disciple, c'est de la terre qu'est ton Âme», souligne Mme BLAVATSKY.
B. L'homme est immortel. La gloire et la splendeur de son avenir n'ont point de limites. La théosophie envisage la mort à son véritable point de vue, comme un incident périodique, dans une existence sans fin. Le présent est le résultat du passé et l’avenir sera le résultat du présent. Toutes choses sont le résultat du «Karma», c’est-à-dire de la somme accumulée de nos actions. C’est la loi des conséquences, tout acte commis dans une vie produit des résultats dans la vie suivante. Le règne de la Loi étant absolu, nous ne pouvons nous émanciper qu’en vivant non seulement en accord avec la Loi, mais au-dessus de la Loi.
C. Une loi divine de justice absolue gouverne le monde de telle sorte que chaque homme est en réalité son propre juge, l'arbitre de sa propre vie, se dispensant à soi-même gloire ou obscurité, récompense ou châtiment.
L’Eternité ne contient qu’une seule chose pour nous, c’est «l’Un», le Dieu qui est au-dedans de nous, en qui nous vivons. Nous devons perfectionner notre existence, adopter une conduite droite, afin d’atteindre l’Eternité, ou «le Nirvana».
A chacune de ces grandes vérités se relient quelques autres vérités subsidiaires qui les expliquent.
De la première on peut déduire celles-ci :
En dépit des apparences, toutes choses se combinent avec intelligence et précision pour le bien ; tous les événements, si fâcheux qu'ils puissent paraître, se produisent en réalité exactement comme ils doivent se produire. Notre ambiance tout entière tend à nous aider, non à nous entraver ; mais il faut le comprendre.
Puisque le plan astral entier de l'univers est de favoriser le progrès humain, le devoir des hommes est évidemment d'apprendre à connaître ce plan.
L'homme qui est parvenu à comprendre ce plan a aussi pour devoir d'y coopérer avec intelligence.
De la seconde grande vérité, on peut déduire celles-ci :
L'homme véritable est une âme dont le corps n'est qu'une annexe.
L'homme doit donc se placer au point de vue de l'âme pour envisager toutes choses, et chaque fois qu'un conflit s'élèvera dans son moi, l'homme vrai devra s'identifier avec la portion la plus élevée de son être et non avec l'autre.
Ce que nous appelons communément la vie de l'homme n'est qu'un des jours de cette vie plus étendue qui est la véritable.
La mort est une question de bien moins d'importance qu'on ne le croit habituellement; en effet, elle n'est pas le terme de la vie, mais seulement le passage d'un échelon de cette vie à un autre échelon.
L'homme a derrière lui, dans son passé, une immense évolution dont l'étude est excessivement attrayante, captivante et instructive.
Il a également devant lui, dans son avenir, une admirable évolution dont l'étude est plus attrayante et plus instructive encore.
Il est absolument certain que l'âme humaine finira par atteindre le but qui lui est fixé, si loin qu'elle puisse sembler s'être écartée du chemin de l'évolution.
De la troisième grande vérité, on peut déduire celles-ci ;
Chaque pensée, chaque parole, chaque action produit un résultat défini, résultat qui n'est point une récompense ou une punition extérieures en quelque sorte, mais une conséquence forcée de l'acte lui-même, ayant avec lui une relation d'effet à cause, cette cause et cet effet n'étant en réalité que deux parties inséparables d'un tout complet.
Il est à la fois du devoir et de l'intérêt des hommes d'étudier à fond cette loi divine, afin de pouvoir s'y conformer et s'en servir comme on en use avec les autres grandes lois de la nature.
Il est nécessaire que l'homme se rende absolument maître de lui-même, afin de pouvoir gouverner sa vie avec intelligence et conformément à la loi divine.
Pour les partisans de la théosophie on en retire plusieurs avantages.
Nous parvenons à comprendre la raison d'être de la vie ; nous apprenons comment et pourquoi nous devons vivre et nous savons alors que la vie, quand on la comprend bien, vaut la peine d'être vécue.
III – Critiques adressées à la théosophie
Pour certaines religions, la théosophie est nihiliste et dangereuse. Ces notions de divin, d’étincelle divine dans la nature, qu’elle soit minérale, végétale, animale, humaines n’ont pas été comprises par les Occidentaux. Ils ne peuvent pas imaginer l’univers habité par des forces occultes, des fluides ou des esprits supérieurs. La négation d’un Dieu personnel, la négation d’un rédempteur, la négation de l’enfer sont contraires aux enseignements des grandes religions monothéistes.
La théosophie est assimilée à une «mauvaise plaisanterie, une erreur dangereuse», pour René GUENON pour qui, Mme BLAVATSKY n’a fait que reprendre les idées d’un penseur allemand, Jacob BOEHME (1575-1624). Pour René GUENON, la théosophie serait pleine de contradictions, n’a rien à voir avec les idées néo-platoniciennes, son but serait de «balayer le christianisme de la terre et chasser les Dieux des cieux».
Pourtant, Saint-Paul avait proclamé «vous êtes le temple de Dieu et l’esprit de Dieu habite en vous». Il est probable que les tenants de la théosophie aient pour but de fonder une éthique supérieure sur des bases universelles. "Mes livres ne seront compris qu'à la fin du prochain siècle", disait Mme BLAVATSKY au XIXème siècle. Elle avait prévu une résurgence d’intérêt pour la spiritualité, le psychisme et le paranormal. On parle maintenant de l’imminence de la venue de l’ère du Verseau.
IV – La théosophie : une tentative de fonder une humanité pour demain
Un des objectifs majeur de la théosophie est de fonder une éthique supérieure sur des bases universelles. Chaque individu est fortement invité à changer le monde en changeant lui-même. Pour y parvenir, Mme BLAVATSY recommande de «maîtriser et vaincre, au moyen du Moi supérieur, le moi inférieur».
Religion de la sagesse, la théosophie traite de principes fondamentaux comme la notion du Divin, les origines de la vie et de la mort, l’importance de la connaissance de toutes les religions, avec un engagement de vivre conformément à l’idéal de fraternité universelle de l’humanité. «La théosophie est la recherche de la vie pure et désintéressée, le sacrifice de ses propres plaisirs dans l’intérêt d’autrui, l’amour de la Vérité, du Bien et de la Sagesse», dit Mme BLAVATSKY.
Nous apprenons à nous gouverner nous-mêmes, et par suite à nous développer.
Nous apprenons la meilleure manière d'aider ceux que nous aimons, de nous rendre utiles à qui nous touche, d'abord, et ensuite à la race humaine tout entière.
Nous apprenons à envisager toujours les choses du point de vue philosophique le plus élevé, et jamais du point de vue infime de la simple personnalité.
Conséquemment :
Les peines de la vie cessent de nous paraître aussi grandes.
Les événements qui se produisent autour de nous, comme aussi notre propre destinée, cessent de nous paraître injustes.
Nous sommes libérés de la crainte de la mort.
La douleur que fait naître en nous la mort de ceux que nous aimons se trouve largement atténuée.
Nous acquérons des vues tout à fait différentes sur la vie qui succède à la mort, et nous comprenons le rôle de celle-ci dans notre évolution.
Nous sommes affranchis de tous soucis ou tourments d'ordre religieux, aussi bien eu ce qui nous concerne qu'en ce qui concerne nos amis.
Dans cette quête de la Fraternité universelle, il s’agit de dépasser les particularités en les annulant. La Fraternité implique le souci du prochain, la prise en charge du monde et l’entrée dans l’histoire. La reconnaissance de cette fraternité, considérée comme la nature supérieure de l’homme, est le seul but obligatoire de la société théosophique ; le seul article de foi que doivent accepter tous ceux qui veulent s’associer à elle. «La Fraternité est une nécessité et même une pierre d’angle de notre édifice», souligne Henri Steel OLCOTT. Ou encore suivant Mme BLAVATSKY «le premier des devoirs théosophes, c’est de se faire son devenir envers tous les hommes. C’est à travers la Fraternité que le règne de la justice et de l’égalité peuvent triompher».
Pendant, notamment, la première guerre mondiale, tout en étant pacifistes et patriotes, les théosophes ont réaffirmé leur idéal de fraternité et «ne veulent pas donner asile à aucune pensée de haine».
D’une part, la théosophie est une émancipation de la conscience de chacun vers plus de solidarité et de fraternité. La théosophie est un puissant appel qui se résume à la vie dans l’action morale et sociale, la pitié, la véracité, la douceur, la bonté, l’égalité, la tolérance et la libre pensée. «Aie le cœur pur avant d’entreprendre ton voyage» dit Mme BLAVATSKY. Chaque individu doit apprendre à répondre aux vibrations extérieures en vibrant synchroniquement avec elle, en choisissant la voie la plus haute et en se plaçant au point de vue le plus élevé. Le développement du moi doit tendre à la réalisation progressive de l’harmonie de l’individu, dans la société et dans l’univers.
D’autre part, les théosophes recherchent la perfection de l’individu en proclamant divers concepts sont lancés : «Dieu est en vous», «vous êtes des enfants de l’univers», ou «tous les êtres forment une seule famille». Ce sont des slogans invitant l’individu «à devenir plus», à s’épanouir, en un mot à conforter le moi terrestre. La vie peut confronter un individu à des adversités de toute nature. Mais ces obstacles n’ont qu’un but : lui apprendre à les surmonter et à développer, par conséquent, en lui-même, le courage, la décision, la patience, la persévérance, en un mot toutes les qualités qui lui manquent, en un mot chercher, résolument, à vivre de la vie supérieure. La théosophie apprend la gloire d’être maître de soi-même, d’étouffer en soi la malveillance et la colère.
Finalement, la théosophie est une voie d’ascèse visant à discipline l’individu afin de l’élever réellement vers le divin. Parvenu au Nirvana, l’existence dans l’infini et l’éternel, affranchie des contingences misérables, conduit au renoncement et à l’altruisme. «Vivre en autrui, est la vie la plus haute, car lorsque, par un acte de liberté, nous avons franchi nos propres limites, nous n’en rencontrons plus et une sorte d’infinité s’ouvre en nous», dit Jean JAURES.
Bibliographie très sélective :
1 – Ouvrages généraux
1 – 1 - La contribution de Helena Petrovana Blavastky
BLAVATSKY (Helena, Petrovna), La doctrine secrète : synthèse de la science de la religion et de la philosophie, Paris, La Famille théosophique : Vol. I, «évolution cosmique, stances de Dzyan», 1905, 286 pages ; vol. II, «évolution du symbolisme», vol. III, «science occulte et science moderne», 1907, 468 pages ; vol. IV 1925, «Le symbolisme archaïque des religions», 447 pages ; vol V, pages ; vol. VI, «miscellanées», 1924, 319 pages ;
BLAVATSKY (Helena, Petrovna), Isis dévoilée : clef des mystères de la science et de la théologie anciennes et modernes, Paris, éditions théosophiques, Vol I, 1913, traduction R. Jacquemot, sous la direction de Gaston Revel, 425 pages ; vol II, science, 1919, 473 pages ;
vol. III, «religions», 1920, 168 pages vol IV, «religion», 1921 394 pages ; vol V, «Miscellanées», 1909, 348 pages ; vol VI, «Miscellanées», 1910, 319 pages ;
BLAVATSKY (Helena, Petrovna), Les premiers pas vers le chemin de l’occultisme, Paris, La Famille théosophique, Adyar, 2ème édition, 1923, 70 pages ;
BLAVATSKY (Helena), JUDGE (William Quan) TINGLEY (Katherine), Le message de la théosophie : recueil de pensées secourables à l’heure actuelle, Point Loma,, Californie, Aryan Theosophical Press, 1922, 106 pages ;
BLAVASTKY (Helena), La clef de la théosophie, traduit par Mme de Neufville, Paris, Société théosophique, 1895, 410 pages.
1 – 2 - La contribution des théosophistes de la première heure
OLCOTT (Henri, Steel), Histoire authentique de la société théosophique, traduction La Vieuville, Paris, Publications théosophiques, 1907, 466 pages
BESANT (Annie), H.P. Blavatsky et les maîtres de la sagesse, Paris, Publications théosophiques, 1908, 134 pages ;
BESANT (Annie), La sagesse antique : exposé sommaire de l’enseignement théosophique, Paris, Publications théosophiques, 1905, 522 pages ;
BESANT (Annie), Le pouvoir de la pensée, sa maîtrise, sa culture, Paris, Publications théosophiques, 1907, 192 pages ;
BESANT (Annie), Lois fondamentales de la théosophie : conférences d’Adyar 1910, traduit par Gaston Revel, Paris, Publications théosophiques, 1911, 229 pages ;
BESANT (Annie), Pourquoi je suis devenu théosophe ?, traduction de Guillaume de Fontenay, Paris, Publications théosophiques, 1911, 11ème édition, 56 pages ;
CAITHNESS (Lady Ligaran, duchesse de Pomar), Fragments glanés dans la
théosophie occulte d’Orient, Nice, Victor Gauthier, 1884, 2015, Primento, 73 pages ;
CAITHNESS (Lady Ligaran, duchesse de Pomar), Théosophie universelle, théosophie bouddhiste, Paris, Georges Carré, 1886, 120 pages ;
LEADBEATER (Charles Webster), Une esquisse de la théosophie, Paris, Publications théosophiques, 1903, 90 pages ;
LEADBEATER (Charles Webster), Le plan mental, Paris, Publications théosophiques, 1917, 166 pages.
STEINER (Rudolph), La science occulte, traduit de l’allemand par Jules Sauerwein, Paris, Librairie académique Perrin, 12ème édition, 1938, réédité en 2010, 154 pages.
2 – Les autres contributions sur la théosophie
AUDOIN (Danielle), Connais-toi toi-même à la lumière de la théosophie, Paris, Adyar, 2004, 145 pages ;
BLECH (Charles), Contribution à l’histoire de la société théosophique en France, Paris, Adyar 1933, 215 pages
BLECH (Aimée), A ceux qui souffrent, quelques points de l’enseignement théosophique, Paris, Publications théosophiques, 1917, 120 pages ;
BOSC (Ernest), La doctrine ésotérique à travers les âges, Paris, Chamuel, 1899, vol I, 353 pages, vol. II, 341 pages ;
BOHRER (Marcel), La théosophie au XXème siècle, Paris, Adyar, 1990, 130 pages ;
BOUTROUX (Emile), Le philosophe allemand Jacob Boehme (1575-1624), Paris, Félix Alcan, 1888 60 pages ;
BOWEN (Robert), Comment étudier la théosophie selon Mme Blavastky ?, Paris, Adyar, 1979, 23 pages ;
DELALANDE (Marie-José), Le mouvement théosophique en France, 1876-1921, Paris, Adyar, 2010, 89 pages ;
GLACHANT (Suzanne), La vie d’Annie Besant, Paris, Adyar, 1948, réédition 2004, 135 pages ;
LECCIA (Guy Pierre), Le grand récit de la théosophie de Helena Petrovna Blavatsky à Rodolph Steiner, 1875-1914, Paris, La Hutte, Collection Essais, 2013, 535 pages ;
OLTRAMARE (Paul), L’histoire des idées théosophiques dans l’Inde brahmanique, Paris, 1906, E. Leroux, Vol. I, «La théosophie brahmanique», 373 pages ;
PASCAL (Th. Dr.), La théosophie en quelques chapitres, Paris, Publications théosophiques, 1900, 70 pages ;
ENCAUSSE (Gérard, dit PAPUS), L’occultisme contemporain : Louis Lucas, Wronski, Eliphas Lévi, Saint-Yves D’Alveydre, Mme Blavastky, Paris, Georges Carré, 1887, 36 pages
PECASTAING-BOISSIERE (Muriel), Annie Besant (1847-1933), la lutte et la quête, Paris, Adyar, 2015, 271 pages ;
R.A, Histoire de l’âme : ses véhicules et ses conditions d’existence, Paris, Publications théosophiques, 1904, 228 pages ;
RICHARD-NAFARRE (Noël), Helena P Blavatsky ou la réponse du sphinx, préface d’Alexandre Moryason, Paris François de Villac, 1996, 671 pages.
3 – Autres ouvrages critiques
Actes du colloque international, «Les postérités de la théosophie : du théosophisme au New Age», Paris, la Sorbonne, 12 et 13 décembre 1992, in Politica Hermetica, n°7, 1993, pages 6 -145 pages ;
ARNOLD (Edwin, sir), La lumière de l’Asie, Paris, Adyar, 1981, 221 pages ;
GANDHI (Mahatma), Autobiographie ou mes expériences de vérité, présentation de Pierre Meile, Paris, P.U.F., 2012, 668 pages, spéc. pages 87-88.
GRASSET (docteur), L’occultisme, hier et aujourd’hui, le merveilleux préscientifique, Montpellier, Coulet, 1907, 410 pages ;
GUENON (René), Le théosophisme, histoire d’une pseudo-religion, Paris, Nouvelle librairie nationale, 1921, 307 pages
JAMES (Marie-France), Esotérisme et christianisme autour de René Guenon, Paris, Nouvelles éditions latines, 1981, 479 pages ;
LAURANT (Jean-Pierre), René Guenon, les enjeux d’une lecture, Paris, Dervy, collection figure de l’esprit, 2006, 397 pages ;
Anomyme, La théosophie bouddhique, c’est le nihilisme, Paris, G. Rougier, Sentier, 24 et 7 pages.
Paris le 5 février 2016, par M. Amadou Bal BA, http://baamadou.over-blog.fr/
Romancière, journaliste et femme de culture, Edmonde CHARLES-ROUX nous a quittés le 20 janvier 2016. Elue à l’Académie de Goncourt en septembre 1983, dont elle est devenue présidente en 2002, Edmonde avait cédé à cette fonction à Bernard PIVOT en 2014. «Il existait une sorte de repli sur soi-même qui n'était pas forcément bon. Quand je suis devenue présidente, en 2002, avec le soutien d'autres jurés, j'ai fait le contraire: j'ai ouvert les portes» dit-elle. Il y avait des pratiques contraires à la déontologie (vote à distance, connivences avec les maisons d’édition) avant son arrivée à l’Académie de Goncourt : «Jean Giono votait par téléphone, il se trouvait le plus souvent dans le bureau de son éditeur. On m'a raconté aussi que Colette, avant les délibérations, téléphonait à deux ou trois amis et cela suffisait à orienter le vote. Il y avait aussi beaucoup de bagarres, de caprices, de bouderies, de démissions. Songez que certains jurés ne se parlaient pas. Le vote était secret. Nous avons mis fin à ce système en prenant des mesures importantes qui ont bousculé certaines pratiques».
Cosmopolite, Edmonde est née à Neuilly-sur-Seine elle naît à Neuilly-sur-Seine, dans les Hauts-de-Seine, le 17 avril 1920. Fils d’un armateur marseillais, son père, François (1879-1961), est certes un homme d’affaires, mais aussi un diplomate. S’il devient membre de l’Institut (Académie des sciences morales et politiques), ses, postes officiels l’entraînent, lui et les siens à vivre selon ses affectations, à Saint-Pétersbourg, Istanbul, Le Caire Prague, la ville de la petite enfance, et Londres.
Egérie de la gauche anticonformiste et antiraciste, Edmonde est une femme anticonformiste qui cachait, sous ses allures de grande bourgeoise un coeur à gauche, une volonté de fer et les passions d'une rebelle. Elle s’implique auprès des légionnaires les plus démunis et reçoit en 2007 le grade de caporal d’honneur de la Légion étrangère. "On me dit gauche caviar. Pourquoi pas ? L'essentiel, c'est la gauche. Si le caviar vient avec, tant mieux ! Cela veut dire qu'on était destiné à vivre à droite et qu'on a le coeur à gauche", lançait-elle. Résistante pendant la guerre, Edmonde devient infirmière volontaire aux armées. Elle a 19 ans. Résistante à Marseille, elle est appelée par le général de LATTRE de TASSIGNY, rallié au général De Gaulle, et reste attachée à son cabinet jusqu'à la Libération. Blessée à deux reprises, Edmonde reçoit la Croix de guerre.
Contrairement à l’avis de ses parents, Edmonde devient journaliste 1947 au jeune magazine Elle avec Françoise GIROUD et Hélène LAZAREFF. "Ma chance ? La journaliste qui devait couvrir la réouverture de la Scala tombe malade, on m'y envoie. C'est le retour de Toscanini après son exil. Je connaissais ses filles, j'ai été invitée dans sa loge", racontait-elle. Dans cette carrière de journaliste, Edmonde dirige ensuite la rédaction française de Vogue de 1950 à 1966, y imposant une vingtaine de pages culture par numéro. Le magazine tente de démocratiser le luxe et de faire connaître de nouveaux talents, tant chez les écrivains que chez les photographes ou les créateurs comme Christian DIOR, Yves SAINT-LAURENT Laurent et Emanuel UNGARO. Edmonde Charles-Roux a une particularité : elle traite la mode en la reliant aux autres formes de création. Invités de ces pages, ses amis écrivains et artistes, du communiste Louis ARAGON au poète et romancier homosexuel Jean GENET, sont trop sulfureux, pour ses patrons américains qui la renvoient finalement pour avoir choisi, en mars 1966, une mannequin noire, Donyale LUNA, en couverture d'un numéro. Il a fallu attendre 1988 pour qu'une mannequin, Naomi Campbell, puisse accéder à cet honneur. Ce combat d'Edmonde contre le racisme reste d'une grande actualité, en raison de la montée de la peste brune. grande proximité avec les communistes n'a pas été appréciée par son patron américain dans un contexte de guerre froide.
Féministe et indépendance, Edmonde est une romancière talentueuse. En 1955, elle participe aussi à l'écriture de la saga historique à succès "Les Rois maudits" de Maurice DRUON. "J'ai été un de ses nègres en somme", s'amusait-elle. «Oublier Palerme», son premier roman, a connu un grand succès public et la consécration par le Prix Goncourt. «Oublier Palerme» raconte l'histoire de deux femmes, Babs et Gianna, qui travaillent dans la presse féminine, et l'histoire de deux mondes, New York qu’Edmonde critique et la Sicile dont elle loue les beautés. «D’un côté, Palerme, la Sicile de la poussière, de l’étouffement, de l’honneur, de la misère, des passions gratuites et violentes, de la mer... De l’autre, n’importe laquelle de nos métropoles de commerce, d’argent, avec leur façon de briser les vies par la hâte, la férocité... Et, voguant entre ces deux univers, d’une époque à l’autre, les émigrants, paysans ou seigneurs, nostalgiques ou avides de recommencer. Si ce roman nous apparaît aussi dense, riche, lourd de vraie vie et de tendresse, c’est qu’il a été écrit à côté des modes littéraires, en plein cœur des souvenirs et de l’imagination» souligne François NOURISSIER. «L’amour d’Edmonde Charles-Roux pour la Sicile, sa connaissance et son intuition du monde sicilien, de certaines de ses réalités et de ses profondeurs historico-culturelles m’ont fait retrouver dans Oublier Palerme des thèmes que je poursuis dans ma tentative de brosser un portrait au cinéma du Sud de l’Italie» ajoute Francesco ROSI. Dès sa parution Oublier Palerme obtint le Prix Goncourt et connut un succès mondial.
En 1966, Edmonde quitte la rédaction en chef de Vogue et rencontre un Gaston DEFERRE, son futur mari. Femme passionnée, elle l'est aussi en amour. DEFFERRE est marié et le couple se voit clandestinement. "Il était d'une incroyable séduction", avouait cette célibataire farouchement éprise de liberté. Ils se marient en octobre 1973, après sept ans de liaison secrète, et deviennent le couple phare de la cité phocéenne. "Moi, j'étais plutôt pour l'union libre mais cela lui semblait impossible à Marseille.", dit-elle.
«L'Irrégulière ou mon itinéraire Chanel» paru en 1974 est le fruit d'une longue enquête et de rencontres avec Gabrielle CHANEL, qu'elle avait découverte en 1954. Cet ouvrage nous plonge dans l'intimité et les secrets de fabrication de la célèbre modiste à la vie aussi mouvementée que mystérieuse. Mystérieuse pour les intimes, acharnée à effacer toute trace de son passé, de ses origines, de sa famille même, Gabrielle CHANEL aura été tout au long de son existence une «irrégulière» dans une société conformiste, et peut-être ne faut-il pas chercher ailleurs le secret de sa prodigieuse réussite. Suivant l’itinéraire inverse de celui qui l’avait menée à Elle, Adrienne, roman dont la célèbre couturière était l’inspiratrice et non le modèle, Edmonde a dû déblayer une vie entière de mensonges ou d’aveux subtilement travestis pour nous montrer la fillette de forains cévenols, née par hasard à Saumur, l’orpheline oubliée dans un couvent de Corrèze, la petite pensionnaire des chanoinesses de Moulins, qui n’allait pas tarder à devenir «poseuse» dans un beuglant de la garnison, où elle chantait «Qui qu’a vu Coco dans l’Trocadéro ?». «Gomeuse» à Vichy, et même donneuse d’eau, celle à qui ses nombreux amis donnaient dès vingt ans son surnom devait faire son chemin. «Irrégulière», certes, au sens équivoque et proustien du terme, mais toujours marginale, indépendante, ambitieuse, et déjà sûre de son destin d’exception. Il n’est guère d’hommes et de femmes célèbres qui ne l’aient approchée, si bien que sa vie se confond avec l’histoire de l’entre-deux guerres. A travers cette carrière mouvementée, Edmonde Charles-Roux raconte une femme unique, en même temps qu’elle trace la chronique des soixante-dix années de ce siècle. Ce portrait d’une célèbre inconnue est beaucoup plus qu’un portrait : l’épopée d’un roman vécu et vécu comme un roman par son héroïne. L'occasion également pour l'auteur de mettre à mal la légende et d'inviter des personnalités telles que Jean COCTEAU, Max JACOB, Pablo PICASSO ou encore Igor STRAVINSKY. Ce roman a été porté à l'écran par Anne FONTAINE sous le titre «Coco avant Chanel», avec Audrey TAUTOU, en 2009.
«Stèle pour un bâtard» publié en 1980 nous rappelle la figure de Don Juan d'Autriche (1545-1578), le bâtard de Charles QUINT, personnalité relativement peu connue du grand public, à travers ce roman d'aventures. On y trouve de grandes scènes historiques: la bataille de Lépante, l'entrevue entre Don Juan d'Autriche et une ancienne lavandière de Ratisbonne, Barbe Plumberger, qui n'est autre que sa mère, l'entrée de Don Juan à Grenade. Edmonde suit à la trace le mystère de ce bâtard qui remporta à vingt-six ans, sur les Ottomans, une des plus grandes batailles de l'histoire, qui fut le premier chevalier de la chrétienté, et qui fut sur le point d'épouser deux reines. Un Don Juan mort prématurément, à 33 ans.
«Isabelle du désert » en 2003 retrace le parcours singulier de l'aventurière et écrivain suisse Isabelle EBERHARDT (1877-1904) et la suivre à travers le Maghreb. Dans cette biographie particulièrement fouillée et qui se lit comme un roman, Edmonde ressuscite cette jeune femme d'origine russe, convertie à l'islam, depuis sa naissance sur les rives du lac Léman jusqu'au moment où Isabelle accepte d'assumer le «désir d'Orient» qui la hante et de rencontrer par la suite une mort tragique. C'est à Aïn Sefra, où elle était en reportage, qu'elle trouva la mort un après-midi d'octobre 1904, engloutie dans les eaux d'un oued. C'est grâce au jeune lieutenant Paris, un des admirables personnages secondaires qui gravitent autour d'Isabelle et qui entreprendra de fouiller les décombres boueux, que ses manuscrits parviendront jusqu'à nous. Pour Edmonde Charles-Roux, il y avait là toute la matière d'un prodigieux roman vrai. A travers des archives inédites, elle a ainsi recomposé l'itinéraire d'une héroïne «irrégulière» et mystique.
Dans «L'Homme de Marseille» Edmonde présente ainsi son «récit-photos», un portrait amoureux de l'homme de sa vie, Gaston DEFFERRE (1910-1986). DEFFERRE, le résistant, le maire de Marseille pendant plus de trente ans, le ministre de l'Intérieur de MITTERRAND. «Drôle de projet, il faut bien le dire. Raconter l'existence d'un homme dont j'ai partagé un grand pan de vie. Commencer tout simplement par une enfance heureuse, son enfance. Par ses parents. Par le grand mas épais où il est né et qui est demeuré longtemps un point d'ancrage. Dérouler ensuite la bobine de soie et de corde, l'étrange tapisserie d'une vie. Grâce à cet homme, comprendre une ville: Marseille. L'amour d'une ville, d'un certain parler, d'une certaine lumière. Et à partir de cet homme, de cette ville, retracer une vie. Une vie de Français pas ordinaire. La vie d'un homme de conviction, l'histoire d'une certaine France» dit Edmonde CHARLES-ROUX.
Dans «Une enfance sicilienne, d’après Fulco Di Verdura», la Sicile du début du siècle, ses palais, ses jardins, ses fêtes, ses moeurs qui semblent plonger dans un passé fabuleusement éloigné, sa splendeur et sa folie, voilà qui nous est restitué dans ce livre unique, écrit par le duc Fulco di Verdura en son âge avancé, moins pour faire oeuvre littéraire que pour conserver dans le souvenir une époque à jamais révolue. Edmonde a mis toute sa connaissance de la Sicile et tout son talent de romancière à traduire et adapter quand il le fallait ce texte d'un délicieux anachronisme qui emportera le lecteur dans un monde drôle, savoureux, exotique. Il y apprendra comment on élevait un jeune aristocrate à Palerme avant la Première Guerre mondiale ; quelle impression mémorable causa l'arrivée d'un chameau dans la maison paternelle ; pourquoi et comment sainte Rosalie est devenue la patronne et protectrice de la capitale sicilienne ; quelle fonction symbolique était assignée aux cinq rangées de loges de l'Opéra ; et mille autres détails qui le plongeront dans ce même univers merveilleux où le prince de Lampedusa avait déjà puisé la matière de son Guépard. Quel plus beau voyage rêver que cette remontée capiteuse jusqu'aux temps où Palerme vivait les dernières heures d'une civilisation à nulle autre pareille et d'autant plus éclatante que les rayons du déclin la touchaient ?
Dans «Elle, Adrienne», surgissent des questions. Elle, Adrienne, qui est-ce ? Vivant mystère qui se donne, se reprend à travers ses vérités et ses mensonges, l'homme qui l'a aimée, le capitaine Ulric Muhlen, se le demandera tout au long de sa vie, tout au long de ce livre. Derrière ses aveux successifs et contradictoires, quelle enfance cache-t-elle, quels secrets ? Comment est-elle devenue cette femme d'exception qui a fait de son seul prénom une griffe d'élégance et de beauté, quels troubles liens l'attachent à l'énigmatique Licia, quelle a été son existence avant que ne la rencontre Ulric, jeune aristocrate originaire de Bohême, que le hasard des événements et la guerre ont transformé en officier de l'armée allemande d'occupation, à Paris ? Construit comme un constant contrepoint qui entremêle, autour d'Adrienne, le sort d'Ulric et celui de Serge, le livre d'Edmonde Charles-Roux nous propose une symphonie d'un lyrisme exceptionnel : l'inoubliable mélodie d'un chant d'amour s'y détache sur l'ample accompagnement d'une musique de combats, de tumultes, et de passions.
Dans «Lire le pays : ballades littéraires», regroupe 86 textes parus dans "L'Humanité" sur le thème lire le pays. Cette série débute le 30 juin 1977 avec Jean Genet et se termine avec Yves Gibeau le 3 juin 1978. Entre les deux, rassemble des grands noms de la littérature ou de la pensée française : Michel Tournier, Roland Barthes, Georges Perec, Hervé Bazin, Georges Simenon. Les textes sont classés par ordre alphabétique d'auteur.
«Pour avoir l’air d’un Chinois, en Chine, il ne faut jamais rougir» disait Edmonde dans son guide du savoir-vivre. Ne sachant pas rougir, je puis vous dire je suis fier de la vie extraordinairement riche et des engagements pour la République de cette grande dame, Mme CHARLES-ROUX.
Bibliographie sélective
1 – Contributions d’Edmonde Charles-Roux
CHARLES-ROUX (Edmonde), Oublier Palerme, Paris, Grasset, 1990, 322 pages ;
CHARLES-ROUX (Edmonde), L'Irrégulière, ou mon itinéraire Coco Chanel. Paris, Grasset, Livre de Poche, 1977, 592 pages ;
CHARLES-ROUX (Edmonde), Une enfance sicilienne, d’après Fulco Di Verdura, Paris, Grasset, 1981, 320 pages ;
CHARLES-ROUX (Edmonde), Elle, Adrienne, Paris, Grasset, 1971, 564 pages ;
CHARLES-ROUX (Edmonde), Isabelle du désert, Paris, Grasset, 2003, 1 400 pages ;
CHARLES-ROUX (Edmonde), Lire le pays : ballades littéraires, Paris, Le Passeur/Cecofop, 2004, 427 pages ;
CHARLES-ROUX (Edmonde), L’homme de Marseille : un récit photos, Paris, Grasset, 2001, 221 pages ;
CHARLES-ROUX (Edmonde), Stèle pour un bâtard : Don Juan d’Autriche, 1545-1578 Paris, Grasset, 1980, 246 pages ;
CHARLES-ROUX (Edmonde), Nomade j’étais : les années africaines d’Isabelle Eberhardt, 1899-1904, Paris, Grasset, 1995, 586 pages ;
CHARLES-ROUX (Edmonde), Amour de la Provence : variations sur une certaine Provence, Plaisir du Livre, 1978, 48 pages ;
CHARLES-ROUX (Edmonde), Guide du savoir-vivre, Paris, Grasset, 1965, 288 pages ;
ADLER (Laure), CHARLES-ROUX (Edmonde) ELY Bruno, Festival d’Aix : 1948-2008, Paris, Actes Sud, 2008, 158 pages.
2 - Critiques
SAILLARD (Olivier), Edmonde Charles-Roux : les années mode, Musées de Marseille, 1995, 44 pages ;
UNGER (Gérard), Gaston Defferre, Paris, Fayard, 2011, 416 pages.
Paris le 23 janvier 2016 par M. Amadou Bal BA - http://baamadou.over-blog.fr/
"Je suis le dernier des grands présidents. Après moi, il n’y aura que des financiers et des comptables» avait dit François MITTERRAND, un grand seigneur de la politique habité par une âme littéraire. Dans son premier discours de président élu, M. MITTERRAND avait déclaré «il appartiendra à l’histoire de juger». Pour les Français, François MITTERRAND est le meilleur président de la République ces 40 dernières années. Ceux qui ont pris le pouvoir, après lui, ne sont plus que des intendants et de vagues commis, des laquais du grand capital, peu visionnaires, sans grands desseins, oublieux des plus démunis. «Ils s’en prendront aux retraites, à la santé, à la sécurité sociale, car ceux qui possèdent beaucoup veulent toujours posséder plus, et les assurances privées attendent de faire main basse sur le pactole. Vous vous battrez le dos au mur» avait-il prédit. A bien des égards, en cette période de perte de valeurs et de repères, François MITTERRAND qui a réconcilié la gauche et le pouvoir, sous réserve d’un «droit d’inventaire», suivant une formule de Lionel JOSPIN, nous manque, énormément. Pharaon bâtisseur, doté d'un sens aigu de l'histoire, il a profondément modifié la physionomie de Paris (Grand Louvre, Opéra Bastille, Musée d'Orsay, Institut Monde Arabe, Grande Arche, La Villette, La Très Grande Bibliothèque, etc.). Riche de talents littéraires, polémiste, habile, redoutable tribun, prince de la réversibilité, intriguant, avide de pouvoir et sans cesse en quête de lui-même, séducteur, parfois retors, machiavélique, cynique, mais nationaliste, fidèle en amitié et bienveillant, François MITTERRAND est initialement un provincial de droite devenu patron de la gauche. «Si je suis un homme du passé, vous êtes un homme du passif» réplique-t-il à Valéry GISCARD-d’ESTAING lors du débat des présidentielles de 1981. Adulé ou vilipendé, «tonton», comme on l’appelait affectueusement, a représenté un immense espoir populaire à la suite de la victoire du 10 mai 1981. «Je crois pour demain, comme hier, à la victoire de la Gauche, à condition qu’elle reste elle-même. Qu’elle n’oublie pas que toute sa famille, c’est la Gauche. Hors du rassemblement des forces populaires, il n’y a point de salue» dit-il. Tacticien et surtout stratège de haute voltige, MITTERRAND est un artiste de la politique, passionné de littérature et d’écriture, il a mis sa contribution littéraire au service de son ascension politique. Doté d’une répartie et d’un sens de la formule, il savait aussi balancer des vacheries. «Chirac c’est un type sympathique, dommage qu’il manque de structure mentale» dit-il, ou encore, «Quand j’ai nommé Edith Cresson, je lui avait dit qu’elle avait le devoir d’être impopulaire. Je ne savais qu’elle réussirait aussi bien». Michel ROCARD est sévère à l’égard de son éternel rival : «Il n’y a pas de Parti socialiste, il n’y a que les amis de François MITTERRAND». Parfois ambigu, trouble et complexe, MITTERRAND est un véritable personnage de roman. Dans sa biographie, Jean LACOUTURE montre bien que François MITTERRAND est une «histoire de Français», sa personnalité, jusque dans ses ambiguïtés, incarne les Français eux-mêmes. Entre le catholicisme des origines et le socialisme d’adoption, entre Vichy et Londres, entre stoïcisme et cynisme, ruses et conviction, François MITTERRAND réunit et exacerbe en lui les contradictions françaises. Dans un pays, champion de familles recomposées, l’homme avec ses deux familles, fascine, «Sa vie est un miroir qui se promène sur une grande route», en référence à une expression de Stendhal. «J’aime ton corps, la joie qui coule en moi quand je détiens ta bouche, la possession qui me brûle de tous les feux du monde, le jaillissement de mon sang au fond de toi, ton plaisir qui surgit du volcan de nos corps, flamme dans l’espace, embrasement» écrit-il à Anne PINGEOT, sa maîtresse, le 16 juillet 1970. Avec ses paradoxes et contradictions, MITTERRAND fut, à la fois, le dirigeant d’un mouvement de résistance décoré par Vichy, un jeune parlementaire conservateur et l’artisan de l’union de la Gauche. Imposant les communistes au gouvernement, il fut le fossoyeur du Parti communiste français. Féroce opposant à De Gaulle et à la constitution de la Vème République, il le caricature dans son ouvrage «le coup d’Etat permanent» : «Il existe dans notre pays une solide permanence du bonapartisme, où se rencontre la vocation de la grandeur nationale, tradition monarchique, et la passion de l’unité nationale, tradition jacobine» écrit-il. Une fois au pouvoir, il a su cependant, tirer le meilleur profit de ce cadre constitutionnel, s’inscrire dans sa logique, et le sacraliser, plus que jamais, notamment à travers la gestion de la première cohabitation.
Pour Ernest HEMINGWAY (1899-1961), "Paris est une fête", par M. Amadou Bal BA, http://baamadou.over-blog.fr/
Dire, comme Ernest HEMINGWAY, que «Paris est une fête», pourrait relever, en ces temps de deuil, d’une forfaiture. En effet, depuis les attentats du 13 novembre 2015, Paris, ma ville fétiche, est plongée dans la sinistrose. Les traditionnelles illuminations de Noël ont été supprimées dans la plupart des quartiers parisiens. La montée, presque inexorable de la peste brune, a accentué cette atmosphère de mélancolie. Et pourtant les Parisiens ont décidé de résister. «Même pas peur !», tel est notre slogan. Ce samedi 19 décembre 2015, ma belle église de Jourdain célébrait un concert en l’honneur du centenaire d’Edith PIATH. Avec ma petite Arsinoé nous sommes allés chercher les cadeaux de Noël, dans le quartier des halles en plein travaux, sous un beau soleil de 15 degrés, digne du printemps sénégalais, après cette extraordinaire conférence sur le climat à Paris. Oui, Paris reste une fête.
«Paris est une fête» est officiellement présenté comme un ouvrage de fiction. HEMINGWAY prévient ainsi son lecteur en préambule : «Ce livre peut être tenu pour une œuvre d'imagination. Mais il est toujours possible qu'une œuvre d'imagination jette quelque lueur sur ce qui a été rapporté comme un fait». «Paris est une fête» possède une dimension, largement autobiographique puisqu’il s’agit, ni plus, ni moins que d’une description des bonheurs connus par Ernest HEMINGWAY dans Paris, au début des années vingt. En novembre 1956, la direction de l'hôtel Ritz, à Paris, persuada Ernest HEMINGWAY de reprendre possession de deux malles-cabine entreposées là depuis mars 1928. Elles contenaient des vestiges oubliées de ses premières années à Paris. Il se peut que HEMINGWAY ait eu, avant cette date, l’envie de rédiger les mémoires de son premier séjour à Paris, «mais c’est l’entrée en possession de ces matériaux, véritable capsule de sa vie, qui le poussa à mettre l’idée à exécution» souligne Sean HEMINGWAY, son petit-fils. "Paris est une fête" est un récit publié de manière posthume en 1964 aux États-Unis et la même année en France chez Gallimard, avec une traduction de Marc SAPORTA.
HEMINGWAY avait recherché une longue liste de titres possibles, aussi farfelus les uns les autres, de son roman. Le titre finalement retenu pour «Paris est une fête» fut choisi par Mary, la quatrième épouse. Spécialiste de la fiction historique, HEMINGWAY traite dans cet ouvrage de l’écriture, plus que d’un souvenir particulier. Paris, sa ville préférée, est, à l’époque, l’endroit rêvé pour HEMINGWAY de vivre et écrire. «J’étais jeune et peu porté à la mélancolie», précise-t-il, pour son état d’esprit. «Je possédais encore la facilité lyrique du jeune âge, aussi périssable et inconsistante que la jeunesse elle-même», rajoute HEMINGWAY.
Les principaux thèmes abordés sont l’amour, l’amitié, l’écriture, les plaisirs de la vie et la mode française. Le livre est constitué de courtes vignettes illustrant chacune une relation ou un aspect de la vie parisienne, dans lesquels le bonheur et la nostalgie de l’auteur sont manifestes. Écrit entre 1957 et 1960, l'auteur y témoigne de ses premières années d'écrivain désargenté à Paris, dans les années 1920. Jeune journaliste, il abandonne son travail pour essayer de vivre de son écriture. La peinture intimiste de l’auteur et de sa femme donne une image frappante du jeune journaliste qu’était HEMINGWAY, ne disposant que d’un seul costume correct et d’une paire de chaussures de ville, obligé malgré tout de sacrifier aux conventions sociales et aux codes vestimentaires de sa profession. Il arrive dans la capitale française avec Hadley RICHARDSON (1891-1979) sa charmante épouse et son fils John (1923-2000) ; le couple vit d'amour et de vin frais. Le livre déborde d'amour pour la ville de Paris vers laquelle il revint à de nombreuses reprises. C'est également un émouvant hommage à son premier amour, Hadley, qui apparaît délicieuse. «Hadley et moi avons désormais trop confiance l’un dans l’autre et cette présomptueuse confiance nous rendait insouciants», dit-il lors d’un séjour de ski en Autriche, endeuillé par des avalanches. Leur histoire passée est rapportée avec une belle tendresse et beaucoup de nostalgie pour cette passion exubérante et le livre se clôt sur le prélude de la rupture qui va séparer les époux. «Le saccage de trois cœurs pour détruire un bonheur et en construire un autre, l’amour, le travail gratifiant et tout ce qui s’en est suivi ne font pas partie de ce livre», précise HEMINGWAY.
A Paris, HEMINGWAY fait la connaissance d’un monde nouveau d’écrivains. Il a du temps pour lire. «Dans une ville comme Paris où l’on pouvait bien vivre et bien travailler, même si l’on était pauvre, c’était comme si l’on vous avait fait don d’un trésor», dit-il. HEMINGWAY découvre les auteurs russes comme TOURGUENIEV, GOGOL et TCHEKHOV, TOLSTOI et DOSTOIEVSKI. «Dans Dostoïevski, il y avait certaines choses croyables et auxquelles on ne pouvait croire, mais d’autres aussi qui étaient si vraies qu’elles vous transformeraient au fur et à mesure que vous les lisez ; elles vous enseignent la fragilité et la folie, la méchanceté et la sainteté et les affres du jeu», dit-il.
Les personnages, et surtout les personnalités apparaissent. On rencontre la collectionneuse, une femme de lettres américaine, Gertrude STEIN (1874-1946), «une amie affectueuse et chaleureuse», qui tâche de régner en prophétesse des destinées artistiques sur le petit monde des bohèmes américains de Paris ; le poète Ezra POUND, (1885-1972), l’homme qui croyait au mot juste, le seul mot approprié à chaque cas, est bienveillant et enthousiaste, parfois un peu trop. Gertrude, lesbienne notoire et poétesse, a une influence hypnotique sur HEMINGWAY. Elle lui apprend à se débarrasser de la psychologie, à se focaliser sur la musique des mots, sur l'instant à décrire. Il a appris d’elle, la valeur du rythme et des répétitions de mots, et la nécessité toujours d’affiner son art. HEMINGWAY, réputé pour ses récits très concentrés, au style dépouillé et laconique, témoignant de son expérience de la vie et de la mort, passe ses journées à écrire à la «Closerie des Lilas», isolé du bruit de la ville. Le grand poète Ezra POUND, décrit comme un «grand poète, un homme courtois et généreux», corrige ses manuscrits en échange de leçons de boxe. HEMINGWAY devient le petit protégé de James JOYCE (1882-1941), qui vient de publier, en 1921, «Ulysse» grâce à Sylvia BEACH (1887-1962), une libraire et éditrice américaine, compagne d’André MONNIER, qu'Ernest emprunte des livres. Chez Gertrude STEIN, qui est la première à collectionner les tableaux de PICASSO, HEMINGWAY a rencontré les artistes André MASSON, peintre surréaliste (1896-1987) et Joan MIRO, peintre, sculpteur, graveur et céramiste (1893-1983).
Hadley offre à son mari une machine à écrire portative Corona. La naissance de son fils John ou Jack, dit Bumby (1923-2003), à Toronto, coïncide avec ses débuts dans la carrière. "Pendant que j'écrivais le premier jet, mon second fils Patrick vint au monde par opération césarienne à Kansas City ; et pendant que je récrivais l'ouvrage, mon père se tua à Oak Park», souligne-t-il.
L'écrivain s'avère incapable d'aimer pleinement, car il est souvent amoureux de deux femmes en même temps. Sa femme, Hadley, racontera plus tard : "Il était le partenaire des boxeurs à l'entraînement, l'ami des garçons de café, le confident des prostituées". HEMINGWAY "était alors le type d'homme par qui hommes, femmes, enfants et chiens sont attirés", se souviendra sa femme, Hadley. En 1924, sa situation conjugale se dégrade. En 1927, il divorce pour épouser sa maîtresse Pauline PFEIFFER (1895-1951), journaliste à Vogue, puis entame "L'adieu aux armes". Il divorça avec Pauline après son retour d’Espagne où il avait couvert la guerre civile espagnole, qui lui permit d’écrire "Pour qui sonne le glas". Martha GELLHORN (1908-1998), journaliste, correspondante guerre et écrivain, devint sa troisième femme en 1940, mais il la quitta pour Mary WELSH (1908-1986), journaliste, en novembre 1940.
L'écrivain américain Francis SCOTT FITZGERALD (1896-1940), fou et charmant, qui entraîne le narrateur dans un aller-retour pour Lyon aux rebondissements étonnants. Ils se sont rencontrés au Dingo Bar, 10 rue Delambre, à Paris 14ème, dans le quartier de Montparnasse. «Son talent était aussi naturel que les dessins poudrés sur les ailes d’un papillon. (…). J’ai eu la chance de le rencontrer juste après qu’il eut connu une période faste de son écriture ou de sa vie», dit-il. SCOTT FIGERALD venait de terminer son livre «Gatsby le magnifique». Ernest HEMINGWAY appartient à la «génération perdue». «Miss Stein et moi étions encore bons amis lorsqu'elle fit sa remarque sur la génération perdue». Elle avait eu des ennuis avec l'allumage de la vieille Ford T qu'elle conduisait, et le jeune homme qui travaillait au garage et s'occupait de sa voiture – un conscrit de 1918 – n'avait pas pu faire le nécessaire, ou n'avait pas voulu réparer en priorité la Ford de Miss Stein. De toute façon, il n'avait pas été sérieux et le patron l'avait sévèrement réprimandé après que Miss Stein eut manifesté son mécontentement. Le patron avait dit à son employé : "Vous êtes tous une génération perdue. C'est ce que vous êtes. C'est ce que vous êtes tous, dit Miss STEIN. Vous autres, jeunes gens qui avez fait la guerre, vous êtes tous une génération perdue».
A bien des égards, HEMINGWAY s'impose comme une figure de cette «génération perdue» américaine, marquée par la guerre et dont les idéaux sont affectés. Au sens large, la «génération perdue» c’est ce groupe d'écrivains américains parvenus à l'âge adulte pendant la guerre et qui bâtirent leur réputation littéraire au cours des années vingt. Cette génération était «perdue» en ce sens qu'elle avait hérité de valeurs qui n'étaient plus d'usage dans le monde d'après-guerre ; elle souffrait de l'aliénation spirituelle des États-Unis qui, somnolant sous la politique de «retour à la normale» du président Harding, lui paraissaient incurablement provinciaux, matérialistes, vides d'émotion. Le terme peut s'appliquer à HEMINGWAY, à CUMMINGS, à FITZGERALD, à DOS PASSOS, aussi bien qu'à de nombreux autres écrivains qui firent du Paris de l'époque le centre de leurs activités littéraires. Ils ne constituèrent jamais une école. Les mêmes problèmes les unissaient pourtant : découvrir de nouvelles valeurs et un nouveau langage artistique capable de les exprimer, autant de buts qu'ils atteignirent chacun à sa manière.
Paradoxalement, Ernest HEMINGWAY, un écrivain de la tragédie, est celui qui a le mieux sanctifié le côté festif et culturel de Paris. Dans les années vingt, les Etats-Unis ont ratifié l'amendement sur la prohibition de l'alcool. Pour les artistes américains, les Etats-Unis ne sont plus synonymes de liberté, mais d'hypocrisie. Et Paris symbolise la modernité. Ses terrasses de café ne désemplissent pas. Montparnasse pullule de peintres, de musiciens et de poètes. Un carrefour obligé pour tout écrivain en mal de reconnaissance. La France offre un avantage supplémentaire aux Américains : le taux de change est particulièrement intéressant.
Paris est toujours resté une fête. En effet, notre capitale présente plusieurs facettes ; c’est à la fois une ville-musée, une ville-lumière et une ville-rebelle. La tragédie côtoie en permanence la fête. Cependant, la ville capitale a pu surmonter ses démons. C’est ainsi que le massacre des Protestants à la Saint-Barthélemy, la Terreur qui a suivi la Révolution de 1789, la répression des révolutions de 1830 et de 1848, ainsi que la grande brutalité d’Adolphe THIERS, le Versaillais, contre le peuple parisien à la suite des événements de la Commune, l’Occupation pendant la 2ème guerre mondiale, et maintenant les odieux attentats de janvier et novembre 2015, n’ont jamais pu annihiler la soif des Parisiens de vivre. C’est d’ailleurs contre cet esprit jugé «licencieux» que les fondamentalistes se sont attaqués, en massacrant des jeunes qui venaient assister à un concert ou boire un verre dans un bar.
«Paris est une fête» atteste bien, sous la plume d’Ernest HEMINGWAY, que la jeunesse est vulnérable. Quant à moi, je me souviendrai toujours, et pour le reste de ma vie, de mes années d’étudiant passées à la rue des Boulangers, au Quartier Latin. En compagnie de Mamadou DANSOKHO, maintenant professeur à la faculté d’économie à l’Université Cheikh Anta DIOP, avec qui j’ai fait les «400 coups», à Paris, j’ai ressenti les mêmes doux souvenirs qu’évoque notre écrivain américain, à chaque fois que je promène, à nouveau, au Quartier Latin. «Paris était une vieille ville et nous étions jeunes et rien n’était plus simple, ni même la pauvreté, ni la richesse soudaine, ni le clair de lune, ni le bien, ni le mal, ni le souffle d’un être endormi à vos côtés dans le clair de lune», confesse HEMINGWAY. En effet, HEMINGWAY débarque à Paris en janvier 1922, et réside au n°74 de la rue du Cardinal-Lemoine, dans un appartement de deux pièces, sans eau chaude courante, ni toilettes, sauf un seau hygiénique. «C’était un appartement gai et riant, avec une belle vue, un bon matelas et un confortable sommier posé à même le plancher et des tableaux que nous aimions, accrochés au mur», dit-il. HEMINGWAY n’avait que 23 ans et ce fut sans doute la période la plus jubilatoire de sa vie.
Cet ouvrage est un feu d'artifice, un inoubliable chef-d'œuvre, un livre culte qui n’a rien perdu de sa fraîcheur. Paris reste encore, pour une large part, «un lieu d’excès, de fêtes sans fin et de décadence tapageuse», souligne Sean HEMINGWAY dans l’introduction consacrée à ce livre de son grand-père. Mais Paris fut aussi, pour lui, le miraculeux laboratoire où, tout en feignant de batifoler, il fit ses gammes de romancier et découvrit sa morale : "Ce qu'il faut, c'est écrire une seule phrase vraie. Ecris la phrase la plus vraie que tu connaisses". Le Paris que décrit Ernest HEMINGWAY est celui du Paris d'après-guerre "où nous étions très pauvres et très heureux». Il précise encore un peu plus sa pensée : «Quand le printemps venait, même le faux printemps, il ne se posait qu’un seul problème, celui d’être aussi heureux que possible». En effet, Paris est une fête perpétuelle, un hymne à la joie, une quête quasi mystique de la vraie vie. "Si vous avez eu la chance de vivre à Paris quand vous étiez jeune, quels que soient les lieux visités par la suite, Paris ne vous quitte plus, car Paris est une fête mobile", Mary HEMINGWAY tient cette citation de son mari Ernest. Paris est bien une fête mobile, "A Moveable Feast" (c’est le titre de l’ouvrage en anglais).
A l'époque où HEMINGWAY écuma Paris, la ville était encore un jardin frémissant sous des lampions Art déco. HEMINGWAY fait une description pittoresque des cafés parisiens, une des grandes originalités de cette ville. Ainsi, le café des Amateurs, dans le quartier des Mouffetard, est un endroit «triste et mal tenu, où les ivrognes du quartier s’agglutinaient, et j’en étais toujours écarté par l’odeur de corps mal lavés et la senteur aigre de saoulerie qui y régnaient», dit-il. Il apprécie, dans ces cafés, tous les bons vins et liqueurs (Châteauneuf-du-pape, Rhum Saint-James, Kirsch, prunes rouges ou jaunes, les baies sauvages, Quetsche de mirabelle ou de framboise, Sherrys, etc.), mais il fait une belle description de l’atmosphère qui y règne. Il mentionne, à propos d’une charmante jeune fille qui venait de s’installer dans un café au boulevard Saint-Michel : «je t’ai vue, mignonne, et tu m’appartiens désormais, quelque soit celui qui t’attends, et même si je ne dois plus jamais te revoir. Tu m’appartiens et tout Paris m’appartiens». Paris c’est toute une atmosphère et il s’interroge : «Loin de Paris, pourrais-je écrire sur Paris, comme je pouvais écrire à Paris sur le Michigan». C’est au Restaurant, Michaud, situait à l’époque au numéro 29, rue des Saints-Pères, que HEMINGWAY rencontrait souvent James JOYCE, résidant à la rue de l’Université. Il fréquentait aussi la brasserie LIPP, située au 151 boulevard Saint-Germain à Paris 6ème. Fondée en 1880 par Léonard LIPP, cette brasserie décerne, chaque année, un prix littéraire, le Prix Cazes, du nom d’un des anciens propriétaires. En effet, HEMINGWAY apprécie les cafés chics, comme les Deux-Magots, situé au 6 Place Saint-Germain, style Art déco, fondé en 1884, de nombreux écrivains l’ont fréquenté, comme RIMBAUD, MALLARME, VERLAINE, SARTRE et GIDE. HEMINGWAY qui a déménagé de la rue Cardinal Lemoine, et qui habite désormais au n°113 rue Notre-Dame-des-Champs, affectionne, hautement, le café mythique, la Closerie des Lilas. «Il n’était pas de bon café plus proche de nous», dit-il. HEMINGWAY y a rencontré, un seul écrivain, Blaise CENDRARS (1867-1961), «avec son visage écrasé de boxeur et sa manche vide retenue par une épingle, roulant une cigarette avec la main qui lui restait». «Cendrars aurait pu se montrer plus discret sur la perte de son bras (à la guerre)», précise HEMINGWAY. En fait, la Closerie des Lilas, fondée en 1847, sise au 171 boulevard Montparnasse, à Paris 6ème, et proche des cafés célèbres comme la Dôme, la Rotonde, le Sélect et la Coupole, est l’un des grands cafés fréquenté par des artistes et intellectuels, comme Louis ARAGON, LENINE, Paul FORT, André BRETON, MODIGLIANI, PICASSO, GIDE, ELUARD, Oscar WILDE, etc.
Dans ses promenades, il descendait souvent vers le jardin du Luxembourg, décrit comme «le meilleur endroit où aller». Il allait visiter, au Palais du Sénat, situé dans ce jardin de Luxembourg, les peintures des impressionnistes, comme celles de Cézanne, Manet ou Monet. «J’apprenais beaucoup de choses en contemplant les Cézanne, mais je ne savais pas m’exprimer assez bien pour l’expliquer à quelqu’un d’autre», dit-il. «J’ai appris à comprendre bien mieux Cézanne et à saisir comment il peignait ses paysages, quand j’étais affamé», précise HEMINGWAY. La faim est une bonne discipline et elle est instructive.
Les fritures sur l'île Saint-Louis, le cervelas de la brasserie LIPP, le Cahors gouleyant servi au Nègre de Toulouse, les réverbères de la rue Mouffetard, les parfums de l'éphémère, les virées aux vespasiennes pour contrôler la virilité de FITZGERALD, les bouquinistes sur les quais, les carafons de cristal remplis de liqueurs dans l'atelier de Gertrude STEIN, l'oeil radieux de Sylvia BEACH à la librairie Shakespeare and Company, les nuits blanches, l'éternelle Dolce Vita et la vie de bohème, tout cela défile sous la plume nostalgique de HEMINGWAY, sorte de Marcel PROUST noctambule qui écrirait à la vitesse du jazz. La Gare du Nord est décrite par HEMIGWAY comme «la partie la plus sale et la plus triste de la ville».
HEMINGWAY qui fréquentait régulièrement deux champs de courses parisiens, Enghien et Auteuil, décrit cette passion comme une «amie exigeante». Lui qui est exigeant des autres, tolérait cette «amie qui était la plus fourbe, la plus belle, la plus troublante, la plus vicieuse et la plus exigeante, parce qu’elle pouvait nous être profitable». Quand il cessa de s’intéresser aux courses, il s’est senti heureux, mais «tout ce qu’on abandonne, bon ou mauvais, laisse un sentiment de vide».
HEMINGWAY était passionné de ski, à Schruns, en Autriche, de tauromachie en Espagne et de boxe, à Paris. Il raconte l’histoire de Larry GAIN, un boxeur noir, venu du Canada pour un combat à Paris, au stade Anastasie, rue Pelleport, à Ménilmontant dans le 20ème arrondissement. «L’endroit était juste un coin dangereux, mais facilement accessible, et pouvait draguer la clientèle de trois quartiers les plus chauds de Paris, dont Belleville. Il était suffisamment près du Père-Lachaise, pour attirer les cadavres du cimetière», souligne HEMIGNWAY.
Qui était donc Ernest HEMINGWAY ?
Ernest HEMINGWAY est né le 21 juillet 1899, à Oak Park, dans une commune huppée des faubourgs de Chicago. Fils de Clarence Edmond, un dentiste et de Grace HALL, professeur de chant, il est le deuxième enfant d'une fratrie de six. «Ce qui peut arriver de mieux à un enfant, c’est de vivre une enfance malheureuse», disait-il. Sa mère l’habille en fille et refuse de lui couper les cheveux. Aussi, Ernest apprécie, en rejet de cette mère «castatrice», la compagnie de son père. Très jeune, ses parents l'habituent à la vie et aux activités de plein air : chasse et pêche dans la région d'Hortons Bay, sur les bords du lac Willon. Dès ses 13 ans, HEMINGWAY étudie au lycée d'Oak Park. Enfant timide, il se réfugie dans la lecture et découvre des auteurs comme Dickens, Shakespeare et Stevenson. Le jeune garçon s'implique beaucoup dans la vie culturelle et sportive de l'établissement.
En 1916 paraissent ses premiers écrits dans les revues de son école, «Tabula» et «Trapèze». L'année suivante, HEMINGWAY obtient son diplôme mais refuse de poursuivre ses études, préférant devenir journaliste au Kansas City Star. HEMINGWAY pense, dès son jeune âge qu’il «est né pour écrire». Le travail guérissait de presque tout. «Je pensais que je devais me guérir de ma jeunesse et de mon amour pour ma femme», dit-il.
La première guerre mondiale éclate, et les Etats-Unis y entrent dès 1917. HEMINGWAY ne peut participer, car il a un œil défaillant. Il parvient quand même à rejoindre la Croix-Rouge italienne après avoir traversé l'Atlantique. Puis il se rend en France et en Italie, et rejoint le front. Il est blessé au combat et suivra trois mois de convalescence à Milan. Là, il tombe amoureux d'une infirmière, Agnès Von KUROWSKY, une grande brune de 26 ans, originaire de Pennsylvanie. "Elle avait la peau ambrée et des yeux gris. Je la trouvais très belle", écrit-il dix ans après dans "L'adieu aux armes" à propos de son héroïne Catherine BARKLEY, une infirmière à laquelle il donne les traits d'Agnès. Après lui avoir témoigné beaucoup d'affection, celle-ci le délaisse pour un aristocrate italien. Dépité, le jeune Ernest regagne son pays en janvier 1919. On accueille en héros le premier Américain à revenir blessé du front italien. Pourtant, il sombre dans la dépression. A Chicago, il fait la connaissance de Sherwood ANDERSON, écrivain en vogue qui prône la révolution des lettres américaines par le dépouillement du style. ANDERSON a vécu à Paris et encourage HEMINGWAY à l'imiter.
Autre rencontre décisive, en octobre 1920, à Chicago, celle d'Elizabeth Hadley RICHARDSON, une jolie rousse de huit ans son aînée. Hadley RICHARDSON a 28 ans et débarque du Missouri lorsqu’elle fait la connaissance d'un jeune homme de 20 ans, revenu blessé de la Grande Guerre, Ernest HEMINGWAY. Pianiste originaire de Saint-Louis, Hadley, cette jeune femme bohème est conquise par celui dont elle décrira la "petite bouche élastique quand il riait". Ils se marient le 3 septembre 1921. HEMINGWAY n'en oublie pas pour autant sa vocation : écrire. Il se fait engager comme correspondant en Europe du Toronto Star, décidé à faire ses débuts littéraires à Paris où il réside de 1922 à 1923. Paula McLAIN relate cette relation et en a fait un ouvrage «Madame Hemingway». Notre écrivain y est présenté comme un mufle et un ivrogne.
Plus tard, HEMINGWAY est journaliste pendant la guerre d'Espagne. "Pour qui sonne le glas" le rend célèbre, et il rencontre André MALRAUX. Initialement, fidèle représentant de l’individualisme américain, il ne se rend compte que trop tard "qu’un homme seul est foutu d’avance". Son expérience de la guerre modifie profondément son rapport à l'écriture : il délaisse les masques pour écrire de manière vraie et concrète, en simplifiant ses phrases. Il choisit une éthique de courage, et conçoit que les héros sont des hommes forts et silencieux. Il fait dire à un de ses personnages qu'il déclare vouloir «écrire comme Cézanne peint». Son style est incisif et très direct, sans grandes phrases inutiles. Il est aussi un des plus grands spécialistes du non-dit. Son œuvre développe les grands combats du siècle, dans un style unique et épuré, parfois presque télégraphique, proche de l'action journalistique. Car pour HEMINGWAY, l'esthétique est indissociable de l'éthique. Mais l'auteur a gardé une vision forte de l'existence, tentant de dépasser le scepticisme et la noirceur.
En 1953, il obtient le Prix Pulitzer. En 1954, HEMINGWAY obtient le Prix Nobel de littérature «pour le style puissant et nouveau par lequel il maîtrise l'art de la narration moderne, comme vient de le prouver Le Vieil homme et la mer».
Lorsqu'on lui remettre ce prix à Stockholm, HEMINGWAY prononcera le plus court discours de l'histoire de l'institution.
HEMINGWAY avait habité à Key West, en Floride et à Cuba pendant les années 1930 et 1940, mais, en 1959, il quitta Cuba pour Ketchum, dans l’Idaho. Affaibli physiquement et atteint de cécité chronique et de diabète, touché déjà par la folie, HEMINGWAY met fin à ses jours le 2 juillet 1961, après avoir reproché des années à son père de s'être suicidé, un acte qu'il considérait être lâche.
HEMINGWAY est «un homme sincère et fidèle, droit comme un I et fort comme la mort. Hem' n'aura vécu que pour trois choses, se plaisait-il à dire : écrire, chasser et faire l'amour» souligne Jean-Pierre PUSTIENNE.
Bonnes fêtes à toutes et à tous.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
HEMINGWAY (Ernest), Paris est une fête, traduit par Marc Saporta et Claude Demanuelli, avant-propos Patrick HEMINGWAY, introduction de Sean Hemingway, Paris, Gallimard, Collection Folio, 1964, rééditions en 1973, 2009, 2011 et 2012, 350 pages.
2 – Principaux ouvrages de Hemingway
HEMINGWAY (Ernest), Iles à la dérive, Paris, Gallimard, 2012, 660 pages ;
HEMINGWAY (Ernest), L’adieu aux armes, Paris, Gallimard, 2012, 320 pages ;
HEMINGWAY (Ernest), Le jardin d’Eden, traduit par Maurice Rimbaud, préface de Michel Mohrt de l’Académie française, Paris, Gallimard, 2012, 336 pages ;
HEMINGWAY (Ernest), Le soleil se lève aussi, Paris, Gallimard, 2012, 288 pages ;
HEMINGWAY (Ernest), Le vieil homme et la mer, Paris, Gallimard, 2012, 160 pages ;
HEMINGWAY (Ernest), Les neiges de Kilimandjaro, suivi des dix indiens, Paris, Gallimard, 2012, 192 pages ;
HEMINGWAY (Ernest), Les vertes collines d’Afrique, Paris, Gallimard, 2012, 320 pages ;
HEMINGWAY (Ernest), Pour qui sonne le glas, Paris, Gallimard, 1998, 499 pages.
3 – Autres références bibliographiques.
ASTRE (Georges-Albert), Hemingway par lui-même, Paris, Seuil, 1959, 187 pages ;
BAKER (Carlos), Hemingway : histoire d’une vie, traduit par Claude Noël er Andrée R. Picard, Paris, R. Laffont, 1971, 496 pages ;
HANDAJ (Abdellah), Le héros tragique dans les romans majeurs d’Ernest Hemingway, thèse sous la direction de Rose Meneses, 1999, Université de Nancy 2, 767 pages ;
HILY-MANE (Geneviève), Le style d’Ernest Hemingway : la plume et le masque, Université Rouen La Havre, 1983, 356 pages ;
McLAIN (Paula), Madame Hemingway, traduit par Sophie Bastide-Foltz, Paris, Buchet-Chastel, 2012, 478 pages ;
PUSTIENNE (Jean-Pierre), Ernest Hemingway, Paris, Fitway, 2005, 118 pages ;
WISOCKI (Oswald), Visions d’Afrique d’Ernest Hemingway, thèse sous la direction du professeur Monique Lakroum, 2001, Université de Reims, Champagne Ardennes, 265 pages.
Paris, le 19 décembre 2015, par M. Amadou Bal BA, http://baamadou.over-blog.f