«Yambo OUOLOGUEM et son «devoir de violence», Prix Renaudot en 1968 : entre gloire, honneur, déchéance et réhabilitation» par Amadou Bal BA - http://baamadou.over-blog.fr/
Récit romanesque, sociologique, politique et philosophique, roman policier, entre allégorie, parodie et légende, «le devoir de violence», relate la période du début du XIIIème siècle, depuis le règne de Soundiata KEITA, à travers le destin épique de l’empire imaginaire du Nakem (sultanat de Kanem), jusqu’en 1947. «Nos yeux boivent l’éclat du soleil, et, vaincus, s’étonnent de pleurer. Maschallah ! oua bismillah !… Un récit de l’aventure sanglante de la Négraille – honte aux hommes de rien ! – tiendrait aisément dans la première moitié de ce siècle ; mais la véritable histoire des Nègres commence beaucoup, beaucoup plus tôt, avec les Saïfs, en l’an 1202 de notre ère, dans l’Empire africain de Nakem, au sud du Fezzan, bien après les conquêtes d’Okba ben Nafi el Fitri» écrit-il, dans son «devoir de violence». Comme l’indique son titre, il est question, dans ce roman, de se faire violence, pour s’assumer «Il s’agit de prendre conscience des vrais problèmes et, par conséquent, il faut se faire violence. Comme le titre du livre l’indique, il y a pour nous, un «devoir de violence» pour nous assumer nous-mêmes dans une vision prospective, qui n’admet ni la mauvaise foi ni la facilité» déclarait, en octobre 1968, Yambo OUOLOGUEM. En effet, le «Devoir de violence» met en scène deux Afriques qui s'opposent et se complètent : celle d'un puissant chef coutumier protégé des Blancs, dont l'autorité se rattache à la tradition d'une société presque féodale encore, et celle d'un jeune Africain, brillant élève des écoles françaises et représentant de la nouvelle classe qui doit prendre la relève, à moins qu’elle ne se laisse berner par les vieilles ruses des anciens maîtres, l'argent, la facilité, la gloriole. On est surpris de découvrir, dans ce roman, l’irruption de l’homosexualité d’un jeune étudiant africain, à Paris, contraint de se prostituer pour financer ses études. L’érotisme est complaisamment étalé dans ce roman. «Il est des livres qui vous accompagnent toute votre vie, qui à un moment éclairent votre chemin, et ne cessent de le faire» écrit Joël BERTRAND. Oeuvres puissante et unique, un roman-culte du continent africain, ce roman «est un brûlot, magnifiquement écrit, une attaque directe et féroce de l'impérialisme et du colonialisme» écrit Valérie THORIN, de «Jeune Afrique».
«Devoir de violence», un roman psychologique, hautement subversif, déganté, lyrique et grandiloquent, raconte la brutalité de l’Afrique précoloniale, puis l’ère coloniale jusqu’au moment des Indépendances. «Par le détournement incessant du langage et par la parodie généralisée, Le Devoir déroute le lecteur; et la représentation par les mots semble elle-même mise en doute. On assiste à une métaphore, un transport généralisé d'un discours à l'autre sans qu'il soit possible de définir un lieu d'origine, un sens propre de l'Histoire. La question du sens propre est-elle encore pertinente puisque l'écriture vit de l'interstice entre l'Histoire et sa mise en fiction ?» s’interroge Josias SEMUJANGA. Récit narratif, sans chronologie, avec des évènements imbriqués, la relation est assurée par des personnages aussi différents que Saïf roi du Nakem, l'ethnologue Shrobénius, Kassoumi fils de l'esclave du même nom ou l'évêque Henry. Comme tous les personnages se situent par rapport au projet de Saïf, ils lui sont alliés ou opposés. Malgré ses violences et ses cruautés, Saïf gagne tous les combats jusqu'au match nul l'opposant à l'évêque Henry, au dernier chapitre. Politicien rusé, il élimine tous ses adversaires ou alliés devenus inutiles à son projet. Ce roman est une synthèse de l’Histoire africaine, de l’Antiquité, en passant les empires précoloniaux, la colonisation et notre temps présent. Composé de trois parties, la première retraçant la légende des Saïfs, une histoire mouvementée et cruelle d’une dynastie et d’un peuple qu’elle asservit. La seconde partie est concentrée sur la colonisation, avec un souverain fourbe, des violences politiques et des assassinats. La troisième partie traitant de la décolonisation, voit les enfants Saïf envoyés en France, en vue d’être préparés pour une indépendance factice.
Les thèmes abordés concernent la religion, la culture l’Islam et l’esclavage. On y note quelques scènes érotiques très crues, y compris à propos de l’homosexualité d’un jeune Africain contraint de se prostituer pour terminer ses études à Paris. Servi par une culture générale et un style exceptionnel, la narration de Yambo OUOLOGUEM s’accompagne de l’hyperbole, le grossissement des violences, la satire et le sarcasme. Le style de Yambo OUOLOGUEM, un « Spartacus » de la littérature africaine, est reconnu de tous pour sa grande qualité «Un livre qui vous prend aux tripes, où les mots ne sont pas seulement des signes alignés, ils vivent, ils brillent et saignent» écrit C. PEYRE dans «Jeune Afrique» du 6 octobre 1968.
Né le 22 août 1940, à Bandiagara, en pays Dogon, au Soudan (Mali), le prénom «Yambo» signifie en Dogon, il ne faut pas faire de discrimination. Sa naissance coïncide avec la mort de Thierno Bocar Salif TALL (1875-1940), le guide spirituel de Amadou Hampâté BA (1901-1991, voir mon article), grand ami des Dogons et originaire également de Bandiagara. Sa famille est liée aux descendants de El Hadji Omar TALL, dont Aguibou TALL et a pu bénéficier de la bienveillance du colonisateur français, notamment en termes d’accès à l’éducation. Cependant, les relations entre le colonisateur, les communautés musulmanes et Dogons étaient complexes. Le personnage de Saïf, dans le devoir de violence, ne serait-il pas une forme de figure littéraire de «l’étrange destin de Wangrin» d’Ahmadou Hampâté BA ? Une partie de ses parents, dont sa première épouse, Adama DIALLO, sont Peuls. Son grand-père, est un garde forêt. Il est fils unique de Aïssata KARAMBE et de Boucari OUOLOGUEM, un propriétaire terrien et inspecteur d’académie de l’éducation nationale, un intellectuel en charge de la réforme de l’éducation. Son père levait régulièrement le drapeau français et faisait chanter «La Marseillaise» à son fils. Il le destinait à un parcours d’élite. Yambo le suivra. Yambo OUOLOGUEM avait pour ambition de mieux faire que ses parents et devenir un écrivain. Après les études primaires à Bandiagara, puis au Lycée Askia, il s’inscrit, dans les années 60, en hypokhâgne au lycée Henri IV, à Paris et réussit au concours de l’école normale. Il apprendra de nombreuses langues africaines ainsi que le français, l'anglais et l'espagnol. Il lit l’arabe. Il sera par la suite licencié ès Lettres, licencié en Philosophie, et diplômé d'études supérieures d'Anglais. De 1964 à 1966, il enseigne au lycée de de Charenton (Val-de-Marne) en banlieue parisienne, tandis qu'il finit son doctorat en sociologie à l'École Normale Supérieure de Saint-Cloud.
Dans son ambition littéraire, il voulait devenir un écrivain non pas Noir, mais un écrivain tout court : «A y regarder de près, cette affaire (de plagiat) cachait au fond l’avènement dans le champ de la littérature noire africaine subsaharienne d’un écrivain qui a décidé de faire de la littérature une activité individuelle, autonome et authentique de création à un moment où cette dimension quasi professionnelle n’est pas d’actualité dans les sociétés postcoloniales dominées. En moins d’une dizaine d’années (1963-1969), il a tenté de construire un discours sur la littérature qui fascine aujourd’hui d’autant qu’il est repris par nombre d’écrivains et dans d’autres écritures de l’Afrique noire et des Caraïbes contemporains avec des visées bien différentes» écrit Romuald FONKUA dans un article «le devenir écrivain de Yambo Ouologuem : négrifier la littérature». Yambo OUOLOGUEM est un écrivain atypique ; c’est un franc-tireur ; il n’est ni dans la Négritude, ni un écrivain engagé dans la dénonciation du colonialisme : «La position de Yambo Ouologuem dans l’histoire littéraire nègre est inédite. Unique, en effet, elle se situe à l’opposé de la génération qui l’a précédé autant que de celle à laquelle il appartient. L’écrivain malien apparaîtrait bien volontiers plutôt sous les traits d’un «franc-tireur» ; un être à part pour qui la question politique dès lors qu’elle se confond au réel (ou à la vie de la cité) est sans fondement si elle n’est pas envisagée sous un angle global ou international» précise le professeur Romuald FONKUA. S’estimant dans la compétence et la légitimité, et refusant d’être catalogué comme un écrivain africain ou Dogon, Yambo OUOLOGUEM est dans le souci d’écrire et d’exposer ses idées littéraires ; il veut mener sa vie singulière d’écrivain : «Mon problème à moi, c’est d’écrire. Le public interprète comme il veut. Je ne cherche pas du tout à ouvrir boutique. Je ne m’inquiète pas non plus de me définir. Je ne m’intéresse pas du tout moi-même. Je laisse le pas d’abord et avant à la chose qu’il y a à dire, plutôt qu’à la situation singulière de l’individu et à sa définition arbitraire» dit Yambo OUOLOGUEM.
Que peut la littérature ?
Yambo OUOLOGUEM ne croit pas aux vertus de transformation de la société par une littérature d’engagement : «Aucun livre n’a changé les hommes. Le vent souffle où il veut. Provoquer des perturbations dans le déroulement dialectique des faits ? Cela me paraît faux. La littérature n’est pas la médecine. C’est un vieux problème d’ailleurs. Dans le Gorgias, Platon disait à propos de la rhétorique qu’elle était un art de cuisinier, puisqu’elle consiste à flatter le goût pour se faire apprécier. Je ne me pose pas du tout en médecin des âmes. Je ne suis ni un jésuite ni un marchand. Je ne donne pas à consommer des gadgets» dit Yambo OUOLOGUEM. Pour lui, la création littéraire «n’a pas une vertu médicale, salvatrice ou consolatrice concédée au livre ouvre sur un rapport individuel, solitaire et libre de la littérature» écrit Romuald FONKUA. Il commence à écrire de nombreuses nouvelles et écrira même, en 1969, sous le pseudonyme d’Utto RUDOLF, «une Bible du sexe», concernant le libertinage de la bourgeoisie française et inspirée du conte des Mille et une nuits. : «Car je lui ai donné plusieurs maîtres, sans compter ; et elle apprit la belle écriture, les règles de la langue, les commentaires du Livre, les règles du droit divin et leur origine, la jurisprudence, la morale et la philosophie, la géométrie, la médecine, le cadastre ; mais elle excelle surtout dans l’art des vers, dans le jeu varié des instruments de plaisir et dans le chant et la danse ; enfin elle a lu tous les livres. Mais tout cela n’a fait que contribuer à la rendre encore plus aimable et d’humeur ; et c’est pourquoi je l’ai appelée Douce-Amie» écrit-il. Par ce livre, il voulait échapper «une certaine catégorisation, à une certaine assignation» dit Samy TCHAK. Un écrivain africain n’est pas obligé de se cantonner dans sa case ; il peut s’emparer de tous les sujets littéraires pouvant l’intéresser, affirmant ainsi sa grande liberté de création artistique.
Yambo OUOLOGUEM obtient, le 18 novembre 1968, le premier Prix Renaudot attribué à un Africain, par 7 voix contre 3, pour son roman, paru chez Seuil, «le devoir de violence». Jean-Pierre ORBAN considère ce roman comme «un livre culte, un livre maudit». Par conséquent, au début, il avait des éloges. «Voilà un être d’élite, et sans doute, après Léopold Sédar Senghor, l’un des rares intellectuels d’envergure internationale que l’Afrique noire ait donnés au monde. À vingt-huit ans, cela tient du prodige» écrit Alain BOSQUET dans «le Monde». Son style est loué «Yambo Ouologuem a uni le français le plus pur et l’Afrique la plus noire dans Le Devoir de violence» écrit dans «le Figaro Littéraire». Bien avant le Renaudot, certains critiques étaient enthousiastes «Un grand roman africain. Voici peut-être le premier roman africain digne de ce nom. Et un roman tout court comme on n’a pas souvent le bonheur d’en découvrir dans le fatras d’une rentrée» écrit Mathieu GALEY du «Monde». Robert KANTERS du « Figaro littéraire » dans un article «Mes ancêtres, les Nègres» est plus sarcastique «Tout n’est pas bon dans ce roman, parfois M. Ouologuem semble vouloir nous prouver qu’il peut écrire aussi mal et dans un jargon aussi prétentieux que n’importe quel petit Blanc intellectuel. Ce qui vient de son souffle profond, de sa race et de son cœur, est toujours excellent» écrit-il. Jean CHALON, du « Figaro littéraire » sera plus enthousiaste «Yambo Ouologuem a uni le français le plus pur et l’Afrique la plus noire dans Le Devoir de violence» écrit-il. Le succès de ce roman est fulgurant ; il est traduit dans dix langues, l’ouvrage dépasse les frontières françaises, des États-Unis au Japon. Mais le 5 mai 1972, le «Times Literary Supplement», T.L.S, londonien accuse Yambo OUOLOGUEM de plagiat à l’encontre de l’écrivain britannique Graham GREENE. Léopold Sédar SENGHOR, visé par ce roman, donne une rude estocade à Yambo OUOLOGUEM : «Je ne nie pas son très grand talent, mais il n’y a pas que le talent, il n’y a pas que le génie littéraire, il y a aussi une attitude morale, en face de la vie, en face des grands problèmes. Je pense que c’est affligeant. Je ne veux pas employer un mot sévère, quand on voit des nègres puisqu’il faut les appeler par leur nom, qui ont un succès littéraire et qui disent aux blancs ce qui est agréable aux blancs, et qui n’osent pas affirmer leur foi dans leur ethnie, dans leurs idées. On ne peut pas faire une œuvre positive quand on nie tous ses ancêtres» écrit Léopold Sédar SENGHOR, dans le n°33 de «Congo-Afrique» de mars 1969. Ce scandale et cette polémique éclabousseront l’auteur ; l’éditeur Seuil, retire l’ouvrage de sa distribution.
Roman de combat et à revers de la pensée dominante venue d’Afrique, Yambo OUOLOGUEM en dénonce l’essentialisme, impliquant à la fois une vision idéaliste et une identité immuable figée dans la confrontation à l’Autre, origine de tous ses maux. Ce roman est considéré comme «une hardiesse au moment où tout écrivain africain était censé célébrer les civilisations africaines» dit le professeur Alain MABANCKOU. En effet, face à cette pensée, dénoncée comme idéologie au service des pouvoirs issus des Indépendances, Yambo OUOLOGUEM propose une approche historique, hors de toute transcendance, où l’Afrique serait un continent comme les autres, régi par les mêmes dynamiques que les autres, et ne tenant sa spécificité, réelle et non fantasmée, que de son histoire. En effet, dans ce roman, Yambo OUOLOGUEM, Prix Renaudot, à 28 ans, seulement, un deuxième grand prix littéraire français, après le Goncourt, a décidé de s’attaquer à cette image idéalisée d’un passé africain que la Négritude considérait comme une «Afrique harmonieuse» avant les colons. Dans ce roman, à la Jorge Luis BORGES (1889-1986), la frontière entre le réel et le fictif est tenue. Pour Yambo OUOLOGUEM, les grands empires précoloniaux sont issus d’une classe féodale rapace et esclavagiste qui a organisé sa survie pendant la colonisation. Ainsi, le roi Saïf Ben Isaar El Eit, incarnation de la responsabilités des rois Nègres dans le malheur des Africains, vaincu par les colons, a su s’adapter. Le colonisateur n’a pas donc ne s’est donc attaqué à ces structures féodales qui lui serviront d’intermédiaires avec les populations. Les fils des chefs traditionnels sont instruits à l’occidentale. Le colonisateur s’assure ainsi, par la ruse, au sein de l’empire du Nakem, à sa disposition «de marionnettes dociles» pour mieux le servir. Le monarque du Nakem, dans sa folie des grandeurs et sa soif du pouvoir, organise la traite des Nègres avec les Arabes et les Occidentaux. Quand cette source se tarira, les monarques du Nakem, allouent un lopin de terre à leurs esclaves, restés liés par des chaînes invisibles que l’islamisation perpétuera. Après les indépendances, les nouveaux maîtres de l’Afrique, combattant les idées progressistes, ont fait appel «à la tradition africaine, à la Négritude». Le personnage de Saïf, est un héros obscur de la négritude qui, tout en contestant la colonisation et les valeurs de l'Occident et en affirmant la spécificité des valeurs nègres, milite pour la civilisation de l'Universel. Léopold Sédar SENGHOR (1906-2001) est donc directement visé.
Dans ses provocations, la nomenclature a littéraire de l’époque, estime que Yambo OUOLOGUEM serait allé trop loin «Nègres d’écrivains célèbres, vous êtes terriblement frustrés et châtrés dans votre génie par la loi du silence : je veux que par ces pages, vous sachiez comment faire pour être pisse-copie et rester blanc […] Chère Négraille, ce qui vous attend ici c’est un vaste travail de lecture, une gigantesque compilation. Mais ce n’est nullement peine perdue. Voici, en effet, la potion magique de votre formule. Votre travail de pisse-copie, nègres d’écrivains célèbres, doit, ici, vous permettre – tout comme les surréalistes -, de jouer, en dadaïstes, à « cadavres exquis» écrit-il dans «sa lettre à la France nègre». Ainsi à travers ces attaques de la Négritude, Yambo OUOLOGUEM considère que les présidents de l’Afrique nouvellement indépendante, veulent occulter les vrais problèmes, les souffrances de «la Négraille». En pleine révolte des jeunes en 1968, contre l’ordre établi, son hostilité à la négritude, dont la figure titulaire et écrasante, est Léopold Sédar SENGHOR, un solide allié de la France gaulliste, l’a, irrémédiablement, perdu «Si la négritude […] vaut toujours parce qu’elle est un cadre auquel il reste encore à donner meilleur contenu, ce contenu ne saurait être que s’il n’érige pas des autels et des statues à cent mythes qui ne correspondent à rien de vivant en Afrique : foire aux chimères où s’est exaltée l’imagination de plus d’un marchand d’idéologie, échafaudant mille impostures dont le mérite […] est de rassurer, à la Bourse des valeurs de la primitivité, tous les petits rentiers de la tragi-comédie» écrit-il dans «Lettre à la France Nègre». L’attaque même est frontale : «J’estime que les Nègres ont toujours vécu jusqu’ici en esclaves, dans la mesure même où ils se définissent toujours (non par rapport à eux-mêmes), mais d’abord et avant tout par rapport au Blanc. Aucune concession ne sera faite aux frères de race, car les concessions ne serviraient qu’à retarder une prise de conscience essentielle. Aucune concession, non plus, pour ces autres «Nègres» que leur peau ne font pas reconnaître : «les gagne-petit, la horde des gens hantés par le SMIC, anonymes habitant ce désert français, qui est, une petite Afrique» écrit-il dans «sa lettre à la France nègre». Ce pamphlet, pimenté d’ironie, de férocité, est un devoir d’amour qui supplante le devoir de violence «Notre «Renaudot» n’est pas un jeune homme tranquille, un de ces écrivains doués qui perdent leur fougue aussitôt après un succès de librairie. Il sait qu’il porte en lui quelques vérités sur l’homme noir et sur l’homme blanc, des vérités qui ne sont pas peut-être toutes bonnes à dire (ou plutôt à entendre), mais qui doivent être dites et, s’il le faut, criées» écrit Christian GUIDICELLI dans un article de 1969, «un avertissement sarcastique». En effet, dans ce livre, Yambo OUOLOGUEM lance un avertissement que se passerait-il, si les Africains, dans une révolte contre «le Père», refusaient le paternalisme des Français à l’encontre des Africains, et si les Noirs combattaient cette image d’enfants dociles symbolisée par la publicité raciste «Y a bon Banania».
Yves BENOT (1920-2005), dans un article de 1970, «Le Devoir de violence est-il un chef-d’œuvre ou une mystification ?», a bien dégagé le grand paradoxe de ce roman, «devoir de violence». En effet, «tout le monde était d’accord sur la «qualité littéraire» de ce roman que l’on s’empressait d’ailleurs, d’opposer à tout le reste de la production romanesque africaine de langue française» écrit-il. En fait, Yambo OUOLOGUEM s’est livré à une interprétation inattendue de l’Histoire. Pendant la colonisation, «les Blancs ont joué le rôle des notables des Africains». Par conséquent, Yambo OUOLOGUEM, dans sa vision, «renverse l’Histoire. Contrairement à ce que croient non seulement les hommes politiques africains, mais aussi les historiens, l’Afrique noire n’a pas été asservie pendant cette période, par la colonisation étrangère. Non, c’est tout le contraire, les colonisateurs n’étaient là que pour servir les intérêts des rois et des notables africains : La colonisation que le triomphe final de cette même aristocratie africaine» écrit Yves BENOT. Finalement, tout le mal dont souffre les Africains viendrait de la tyrannie et de la cruauté de souverains et de notables sur un peuple «atterré et fanatique», ou encore «niais», ou «tenu dans une prostitution dorée». Cette lecture déconcertante de l’histoire n’est pas complètement fausse, «en ce sens que les structures précoloniales n’ont pas été anéanties d’un coup par les nouveaux maîtres, mais ont gardé, ou renforcé, dans bien des cas, leurs aspects oppressifs. Seulement, c’est dans la mesure où le colonisateur y trouvait son intérêt, où cette oppression là pouvait aider ou multiplier la domination coloniale, collaborer à l’exploitation du pays» écrit Yves BENOT.
Le roman, «devoir de violence», est reçu par une bonne partie des élites africaines, notamment les tenants de la Négritude, comme une trahison. Chaque chef d’Etat africain se sentait visé par les attaques de ce prix Renaudot. Yambo OUOLOGUEM a donc fait l’unanimité contre lui, en s'opposant aux Blancs coloniaux mais aussi aux Noirs installés dans un rôle d'éternelles victimes, leur reprochant d'avoir cultivé la violence et provoqué leur condition d'esclave avant la colonisation. Il lutte contre les biens pensants, noirs et blancs qui se partagent l'Afrique sur de ronflants discours. Iconoclaste, courageux, voire imprudent en s’attaquant aux baronnies de l’époque, Yambo OUOLOGUEM, l’est car dans le discours qu’il tient dans son roman, la violence qu’on exerce contre la victime ne conduit pas cette dernière à la rédemption : « Là se situe l’audace de Ouologuem, dans cet égal refus de l’idéologie négrophobe et de l’idéologie négrophile. Bref, dans ce refus viscéral d’admettre qu’il puisse y avoir un peuple élu, soit par prédestination, soit parce que la somme exceptionnelle des violences subies au cours des âges autoriserait à la considérer comme une victime exemplaire» écrit Bernard MOURALIS.
Par conséquent, après la gloire, l’hallali sonné par le président Léopold Sédar SENGHOR, c’est le déshonneur : Yambo OUOLOGUEM est accusé de plagiat, d’abord aux États-Unis, puis en France, où son livre est bientôt retiré de la vente. On lui reproche notamment de s’être beaucoup inspiré de Graham GREENE (1904-1991), avec son roman «C’est un champ de bataille» et d’André SCHWARZ-BART (1928-2006) et son roman «Le Dernier des Justes», sans les citer. Amer, l’ancien élève du Lycée Henri IV, docteur en sociologie de l’École Normale Supérieure, se retire, en 1978, dans ses terres du Mali. Meurtri et blessé, il abandonne les costumes européens et la cigarette, et devient un musulman pur et dur ; il ne voulait rien de ce qui lui rappelle la France. Bien des théories sont échafaudées sur cette nouvelle monacale de Yambo OUOLOGUEM. Pour certains il aurait été empoisonné en France, ou on lui aurait jeté un sort. Pour d’autres, il aurait perdu la raison. Alors que le monde anglo-saxon continue encore à s'intéresser à son œuvre, traduite en langue anglaise sous le titre «Bound» ou «Duty to Violence», jusqu'en 1984 il était directeur d'un centre culturel près de Mopti au Centre du Mali et a édité des manuels scolaires. Chaque année lors de la rentrée littéraire du Mali, le prix Yambo OUOULOGUEM est décerné pour récompenser une œuvre écrite en français d'un auteur du continent africain. Yambo OUOLOGUEM disparaît le 14 octobre 2017, à Sévaré, commune de Mopti, au Mali. Il avait quatre enfants : deux filles de sa première épouse, Adama DIALLO. «Le Mali perd l'un de ses fils les plus illustres» dira en hommage, le président malien, Ibrahima Boubacar KEITA.
Mais bien avant sa disparition, de nombreuses voix s’étaient élevées au Mali, dont sa fille Awa et son fils Ambibé, ou «l’amour de Dieu» en Dongo, pour réclamer la réhabilitation de Yambo OUOLOGUEM. Ce mouvement relayé en France par de nombreux intellectuels, dont Alain M’BANCKOU et l’éditeur Jean-Pierre ORBAN.
Yambo OUOLOGUEM est déjà sorti du Purgatoire quand son roman, «Devoir de violence», a été réédité par Serpent à Plumes le 15 mars 2003, avec une magistrale préface de Christopher WISE. Justice est donc rendue à ce monument de la littérature africaine : «La résurrection littéraire du «Devoir de violence» de Yambo Ouologuem à travers sa récente réédition par les éditions du Serpent à plumes marque son appartenance à la catégorie des chefs-d’œuvre de la littérature africaine comme de la littérature tout court» écrit Désiré NYALA.
«Devoir de violence» connaîtra son point d’orgue avec le Prix Goncourt décerné le 3 novembre 2021 à l’écrivain sénégalais, Mohamed M’Bougar SARR et son roman, «la plus secrète mémoire des hommes». Ce Prix Goncourt a réhabilité, magistralement, Yambo OUOLOGUEM.
Références bibliographiques sommaires
1 – Contributions de Yambo Ouologuem
OUOLOGUEM (Yambo), Le devoir de violence, Paris, Seuil, 1968, 304 pages et 2003 chez Serpent à plumes, avec une préface de Christophe Wise ;
OUOLOGUEM (Yambo), Les mille et une bibles du sexe, préface Jean-Pierre Orban, et Sami Tchak, 1969, éditions du Dauphin, et La Roque-d’Anthéron, Vents d’Ailleurs, 2015, 313 pages ;
OUOLOGUEM (Yambo), Lettre ouverte de la France de la Négraille, Paris, éditions Nalis, 1969, 195 pages ;
OUOLOGUEM (Yambo), PAGEARD (Robert), DEMIDOFF (Marie-Thérèse), Introduction aux lettres africaines, Paris, éditions de l’Ecole des loisirs, 1973, 268 pages ;
OUOLOGUEM (Yambo), Terre de soleil, CP 2, présentation de Paul Pehiep, Paris, Ligel, 1970, 191 pages.
2 – Autres références
BENOT (Yves), «Le Devoir de violence est-il un chef-d’œuvre ou une mystification ?», La pensée, janvier-février 1970, vol 149, pages 127-131 ;
BERTRAND (Joël) «Ouologuem à boulets rouges», Fabula, les colloques, 16 avril 2019 ;
BOSQUET (Alain), «Yambo Ouologuem, un grand intellectuel noir», Le Monde, du 4 novembre 1968 ;
BOUYGYES (Claude) «Yambo Ouologuem ou le silence des canons», Revue canadienne des études africaines, 1991, vol 25, pages 1-11 ;
ELAHO (Raymond, O), «Le Devoir d'amour dans le devoir de violence de Yambo Ouologuem», L'Afrique littéraire et artistique, 1979, vol 56, pages 65-69 ;
ERYO SANZIRI (Gabriel), La rhétorique de l’expression et de l’inexprimé dans le devoir de violence de Yambo Ouologuem, Strasbourg, Université Marc Bloch, 1981, 530 pages ;
FONKUA (Romuald), «Le devenir écrivain de Yambo Ouologuem : négrifier la littérature», Fabula, Colloques, 18 avril 2019 ;
GREENE (Graham), C’est un champ de bataille, traduction de Marcelle Sibon, Paris, Robert Lafon, 1953, 317 pages ;
GUIDICELLI (Christian) «Un avertissement sarcastique : Lettre à la France nègre Yambo Ouologuem», Combat, 6 février 1969 ;
HABUMUKIZA (Antoine, Marie, Zacharie), Le devoir de violence de Yambo Ouologuem, une lecture intertextuelle, thèse, Kingston, Ontario, Canada, Queen’s University, septembre 2009, 141 pages ;
MONGO-M’BOUSSA (Boniface), «Yambo Ouologuem et la littérature mondiale : plagiat, réécriture, collage, dérision et manifeste littéraire», Africultures, 2003, n°54, vol I, pages 23-27 ;
MOURALIS (Bernard), «Un carrefour d’Écritures : Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem», Nouvelles du Sud, 1987, vol 5, pages 63-74 et Recherches et travaux (université de Grenoble), bulletin, 1984, n°27, pages 75-92 ;
NYELA (Désiré), «Subversion épique, verve romanesque dans «le devoir de violence» de Yambo Ouologuem», Revue de l’université de Moncton, 2006, vol 37, n°1, pages 147-161 ;
ORBAN (Jean-Pierre), «Livre culte, livre maudit, histoire du devoir de violence de Yambo Ouologuem», Continents manuscrits, hors-série, 2018, 57 pages ;
PEROUSE DE MONTCLOS (Marc-Antoine), «Yambo Ouologuem, le devoir de violence», Cahiers d’études africaines, avril 2020, vol 238, n°2, pages 454-455 ;
SARR (Mohamed, M’Bougar), La plus secrète mémoire des hommes, Paris, Philippe Rey-Jimsaan, 2021, 456 pages ;
SEMUJANGA (Josias), «De l’histoire à sa métamorphose dans «le devoir de violence» de Yambo Ouologuem», Etudes françaises, 1995, vol 31, n°1, pages 71-83 ;
STEEMERS (Vivan), «Le devoir de violence, le livre blanc du monde noir», in Le néocolonialisme littéraire, Paris Karthala, 2012, 200, spéc pages 173-203 ;
SWARTZ-BART (André), Le dernier des Justes, Paris, Seuil, 1959, 350 pages ;
WISE (Christopher), A la recherche de Yambo Ouologuem, traduit par Hortense Djomeda, Rueil-Malmaison, éditions de Philae, 2018, 85 pages ;
WISE (Christopher), Yambo Ouologuem, Postcolonial Writer, Islamic Militant, London, Lynn Rienner, 1999, 258 pages ;
WOLITTZ (Seth), «L'art du plagiat ou une brève défense de Ouologuem», Research in African Literature, 1973, vol 4, n°1, pages 130-134.
Paris, le 12 novembre 2021 par Amadou Bal BA - http://baamadou.over-blog.fr/