22 janvier 2022
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«Exterminez toutes ces brutes ! un documentaire de Raoul PECK sur ARTE» par Amadou Bal BA - http://baamadou.over-blog.fr/
«Exterminez toutes ces brutes !» un documentaire, en quatre volets, diffusé sur ARTE entre le 25 janvier et le 31 mai 2022, de Raoul PECK, établit la relation entre la civilisation, la colonisation, l’esclavage, le racisme institutionnalisé, les idéologies suprémacistes et l’extermination. «Exterminez toutes ces brutes !» est tiré d’un passage du roman de Joseph CONRAD (1857-1924), paru en 1899, «au cœur des ténèbres», une analyse les crimes de la colonisation européenne en Afrique. Hannah ARENDT (1906-1975) voit dans ce roman, une préfiguration des massacres à venir au XXème siècle. «Au cœur des ténèbres», ayant inspiré le film «Apocalypse Now», un violent réquisitoire contre le colonialisme, nous interpelle sur notre rapport à l’Histoire, sur le dévoiement de la langue par l’idéologie, sur la responsabilité des œuvres de fiction dans la société.
Réalisateur, scénariste, producteur, ingénieur et journaliste d’origine haïtienne, Raoul PECK, né le 9 septembre 1953, a séjourné au Congo à partir de 1961 pendant 25 ans. Professeur à l'Université de New York de 1994 à 1995, il devient ministre de la culture de la République d'Haïti de 1995 à 1997, sous Jean-Bernard ARISTIDE. En mai 2000, Raoul PECK est nommé par Catherine TASCA président de la Commission d'aides sélectives aux pays en voie de développement (Fonds Sud) et de 2010 à 2019, président de la FEMIS, ou Fondation européenne des métiers de l'image et du son. «Je ne suis pas cinéaste pour être cinéaste. Pour moi, le Septième Art est une forme de combat. Ça permet de refléter les sociétés dans lesquelles on vit. J’ai eu le privilège de vivre dans différentes sociétés, que j’ai pu observer de différents points de vue. Je suis héritier du cinéma américain, européen, africain… Mais il m’a fallu déconstruire pour créer autre chose» dit Raoul PECK. En effet, Raoul PECK est l’auteur d’un documentaire sur Patrice LUMUMBA (1925-1961). Dans ce documentaire, il montre que la Belgique, ce n’est pas seulement la frite, Tintin, le commissaire Maigret et Amélie Nothomb. Il y a eu aussi la férocité et la grande barbarie du colonialisme belge au Congo et le corps de Patrice LUMUMBA a été dissous dans du cidre, ses dents en or récupérées par ses assassins, qui n’ont jamais été jugés. Raoul PECK a réalisé d’autres documentaires dont notamment «L’Homme sur les quais », «Affaire Villemin», «L’École du pouvoir» ou bien «Moloch Tropical».
Dans sa création artistique, avec une part d’autobiographie et d’histoire, là où le documentaire ne suffit plus, Raoul PECK fait recours à la fiction en vue de «trouver une forme pour exprimer l'inexprimable». Dans une démarche citoyenne, Raoul PECK a reconstitué plus de 700 ans d’histoire de l’Humanité, dominé par le récit des Blancs. «Aujourd’hui, on a accès à tout si on veut vraiment connaître sa propre histoire. Et je pense que le minimum pour être un citoyen dans une cité, c’est de savoir d’où on vient. Le présent est le résultat de cette histoire. Si on ne le fait pas, c’est souvent parce que l’on est du bon côté de la clôture et que l’on n’a aucune nécessité organique d’en savoir plus, car aucune nécessité de changer le statu quo. Nous avons une sorte d’inertie naturelle qui fait que l’on préfère garder ce qu’on a, plutôt que risquer de faire chavirer le navire» dit Raoul PECK.
Les Occidentaux, la France en particulier, sont dans le déni de leur passé colonialiste et esclavagiste. En dépit de cette stratégie d’accaparement de la parole, de représentation partielle et partiale de la Vérité, par les vainqueurs, dans ses documentaires et écrits, Raoul PECK, dans sa déconstruction, convoque la mémoire afin de rendre la parole aux vaincus. En fait, à travers ces mensonges parfois par le silence, ce que veulent occulter les dominants, c’est la prédation, le pillage du tiers-monde, la violence et le racisme. «J’essaie d’approcher l’autre Histoire, celle qui a été réduite au silence» dit Raoul PECK. En effet, l’ouvrage paru en 1995, de Michel-Rolph TROUILLOT (1949-2012), anthropologue haïtien et universitaire à Johns Hopkins, «Silencing the Past», a bousculé les certitudes et semé un trouble dans les doctrines dominantes des sciences sociales occidentales. Michel-Rolph TROUILLOT montre de l'échec de l'Occident à reconnaître la Révolution haïtienne, la révolte d'esclaves la plus réussie de l'histoire, au débat continu sur les négations de l'Holocauste, et le sens de l'arrivée de Christophe COLOMB (1451-1506) dans les Amériques, que l'Histoire n'est pas simplement l'enregistrement des faits et des événements, mais un processus de silences activement imposés, certains inconscients, d'autres tout à fait délibérés.
Raoul PECK a été profondément influencé par l’idée que l’origine de toutes ces violences faites aux faibles vient de l’Européocentrisme, de ces démocraties ethniques où la valeur de l’individu et de la théorie des droits de l’Homme ne vaut que par rapport à ses origines. En effet, Sven LINDQVIST (1932-2019), dans son livre datant de 1995, «Exterminez toutes ces brutes», un récit historique relate la diffusion des théories raciales, le Darwinisme dévoyé qui sous-tend la conquête coloniale et l'ivresse d'un rêve fou et monstrueux : éradiquer des populations entières pour faire renaître un homme nouveau. Par ailleurs, Roxanne DUNBAR-ORTIZ, historienne américaine d’une mère indienne, dans son livre, «une histoire des peuples autochtones des Etats-Unis», réinterprète l’histoire de son pays du point de vue des peuples marginalisés. En effet, pour Roxanne DUNBAR-ORTIZ, la mythologie fondatrice des Etats-Unis, notamment à travers la théorie dite de la «Découverte» (Thanksgiving, Columbus Day), atteste «comment la politique contre les peuples autochtones était colonialiste, et conçue pour s’emparer du territoire des habitants d’origine (les Indiens), en les déplaçant ou en les éliminant» écrit-elle.
Raoul PECK, très jeune, à 16 ans, a été fortement marqué par la lecture d’un auteur afro-américain, ayant séjourné et mort à Saint-Paul de Vence, en France, James BALDWIN (1924-1987), notamment à travers son livre «La prochaine fois le feu». Défenseur de la cause des Afro-Américains, critique acerbe de la ségrégation raciale et des préjugés aux Etats-Unis, James BALDWIN a été un critique du cinéma, il aimait enfant, les films Cow-Boy, et en particulier John WAYNE (1907-1979), ce cow-boy, tueur d’Indiens. L’idée sous-jacente à ces film est de vendre la culture suprémaciste blanche : les Indiens, pourtant les premiers natifs de l’Amérique, seraient des «Sauvages» menaçant les grands conquérants civilisés du Far-West, donc ils sont à exterminer. «Parce que Oncle Tom refusait de se faire vengeance, il n’était pas un héros pour moi. Aussi longtemps que je m’en souvienne, les héros étaient blancs, pas seulement à cause des films, mais à cause du pays dans lequel je vivais et que les films ne faisaient que refléter» écrit James BALDWIN. Le cinéma américain, et on y fait pas trop attention, est une réécriture de l’Histoire. Il nous raconte le monde «Et, il raconte du point de vue clair et on a une image du monde qui est reflétée à travers ces images» dit Raoul PECK. «Dès le moment de votre naissance, dans votre innocence, chaque bout de bois, chaque pierre, chaque visage est blanc, et comme vous n’avez pas encore utilisé de miroir, vous supposez que vous aussi vous êtes blanc. C’est un grand choc pour vous, à l’âge de cinq ou six ou sept ans, après avoir vu Gary Cooper tuer des Indiens et l’avoir applaudi, de découvrir que les Indiens, c’était vous» écrit James BALDWIN.
Pendant le temps de préparation de son documentaire sur James BALDWIN, la sœur de l’auteur communique à Raoul PECK, un manuscrit, non achevé, sur grands afro-américains, combattants des droits civiques, qui ont tous été assassinés : Medgar EVERS (1925-1963), Martin Luther KING (1929-1968) et Malcolm X (1925-1965). Raoul PECK, partant de ce livre inachevé, dans un documentaire sur la condition des Noirs au temps de la ségrégation raciale, intitulé «I Am Not your Negro» ou «je ne suis pas votre nègre», ou encore «Je ne suis pas votre esclave, je ne suis pas un être inférieur» que l’on désigne sous le terme méprisant de «nègre».
Dans ce documentaire, «I Am Not your Negro», Raoul PECK a reconstitué la pensée de James BALDWIN, sur la base des notes prises par l'écrivain, ses discours et ses lettres. Un des apports majeurs de ce documentaire, «I am not your Negro», est la question du point de vue, point de vue des Blancs, point de vue des Noirs, En effet, James BALDWIN questionne le point de vue des Blancs alors que lui-même est Noir. En fait, c’est ce regard des Blancs sur les Noirs que questionne James BALDWIN, regard imprégné d’un racisme profond, qu’il soit conscient ou inconscient. Et c’est bien aux Blancs que l’écrivain pose la question: «Si je ne suis pas un nègre, ici, et que vous l’avez inventé, si vous, les Blancs, l’avez inventé, alors vous devez trouver pourquoi. Et l’avenir du pays dépend de cela, de si oui ou non le pays est capable de poser cette question» écrit James BALDWIN. Il se définit, avant d’être un Noir, d’être avant tout un Homme : «Ce que les Blancs doivent faire, c'est essayer de trouver au fond d'eux-mêmes pourquoi, tout d'abord, il leur a été nécessaire d'avoir un "nègre', parce que je ne suis pas un «nègre». Je ne suis pas un nègre, je suis un homme. Mais si vous pensez que je suis un nègre, ça veut dire qu'il vous en faut un», écrit James BALDWIN. Finalement, James BALDWIN avait de l’écoute, de l’empathie, il savait prendre en compte le point le point de l’autre : «James Baldwin a toujours voulu être un témoin au milieu de l'action. C'est ainsi qu'il a pu connaître tous ces leader du mouvement, que ce soit Medgar Evers, Malcolm X, Martin Luther King. Il a été un lien entre des gens qui pensaient différemment, qui avaient des visions différentes. Surtout, il écoute. C'est ça la force de Baldwin. Ce qu'il critique c'est ce manque d'empathie de la majorité de la population face aux autres, face à l'autre. Lui fait le contraire, il écoute d'abord et écrit ensuite. Ce qui fait la force du film c'est qu'il ne s'adresse pas aux Noirs particulièrement, ni aux Blancs malgré les critiques que leur porte Baldwin, mais c'est à l'être humain, en face de vous. Il vous dit de ne pas laisser les autres vous définir mais de vous définir vous-même. Et cette définition est tout le temps en construction» dit Raoul PECK. En effet, les dirigeants noirs dans la lutte pour les droits civiques n’avaient pas la démarche : «Les Noirs de ce pays sont victimes par une violence perpétrée par les Blancs depuis quatre cents ans. Suivant en cela les conseils de prêcheurs noirs ignorants, nous avons cru faire plaisir à Dieu, en tendant l’autre joue à la brute qui nous maltraitait» dit Malcolm X, de la Gauche radicale. «Dans ce contexte, l’Amour auquel je pense n’est pas de la niaiserie sentimentale, mais cet Amour est quelque chose de très fort, qui prend forme dans une action puissante et directe. C’est ce que je m’efforce d’enseigner dans le Sud pour notre lutte : nous ne sommes pas engagés dans un combat où nous nous asseyons sans rien faire. Il y a une grande différence entre la non-résistance au Mal et la résistance non-violente» dit le pasteur Martin Luther KING.
On peut donc dire que le propos du film est celui-ci : quel regard les Blancs (aux États-Unis) portent-ils sur les Noirs et pourquoi les voient-ils comme des «Nègres» ? Ce documentaire a été sélectionné aux Oscars et remporté le César 2018.
Raoul PECK réalise «Le jeune Marx», pour qui le fil conducteur à la base du capitalisme, c’est une histoire de la consommation et profit. En effet, 1844, l’Europe en ébullition, les ouvriers, premières victimes de la “Révolution industrielle”, cherchant à s'organiser devant un “capital” effréné qui dévore tout sur son passage. Karl MARX (1818-1883), journaliste et jeune philosophe de 26 ans, victime de la censure d’une Allemagne répressive, s’exile à Paris avec sa femme Jenny, où ils vont faire une rencontre décisive : Friedrich ENGELS (1820-1895), fils révolté d’un riche industriel Allemand. Intelligents, audacieux et téméraires, ces trois jeunes gens décident que «les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, alors que le but est de le changer».
«Ce matin, en me levant, j’ai pleuré. Je pensais qu’un autre monde était possible, sans qu’on ait à mettre le feu partout. Maintenant, je n’en suis plus sûr du toit» écrit Raoul PECK dans «J’étouffe», en référence à «I Can not Breathe» de George FLOYD (1973-2020). Ce petit livre, «j’étouffe», est une violente colère, mais saine contre le racisme. Il l'insère dans un ensemble plus vaste de dominations et fustige l'attitude très française de minimiser le racisme en France à l'aune de la situation des États-Unis.
Références bibliographiques
BALDWIN (James), I am not your Negro, traduction de Pierre Furlan, Paris, 10/18, 2018, 168 pages ;
CONRAD (Joseph), Au cœur des ténèbres, Paris, Flammarion, 2012, 200 pages ;
DUCANGE (Jean-Numa), «Le jeune Marx de Raoul Peck, 2016, 188 minutes», Cahiers d’histoire, revue d’histoire critique, 2018, n°140, pages 203-205 ;
DUNBAR-ORTIZ (Roxanne), An Indigenous Peoples’s History of the United States, Hardcover, 2014, 296 pages ;
FIORILE (Thierry), «I am not your Negro, un film de Raoul Peck», France Info, 10 mai 2017 ;
FONTANA (Céline), «Entretien avec Raoul Peck : exterminez toutes ces brutes, j’essaye de réhumaniser l’autre», Le Figaro, TV Magazine, 1er février 2022 ;
KNAEBEL (Martial), L’homme sur les quais de Raoul Peck : une allégorie des rapports humains, Paris, Trigon Film, juin 1993 ;
LINDQVIST (Sven), Exterminez toutes ces brutes ! Un voyage à la source des génocides, préface de Patrick de Saint-Exupéry, traduction de Alain Gnaedig, Les Arènes eds, 2014, 291 pages ;
PAJOT (Guillaume), «James Baldwin ou l’hommage impossible Medgar Evers, Malcolm X et Martin Luther King», Libération, 22 juillet 2021 ;
PECK (Raoul), J’étouffe, Paris, Denoël, 2020, 48 pages ;
PECK (Raoul), Monsieur le Ministre … jusqu’au bout de la patience, préface de Russell Banks, Port-au-Prince, éditions Velvet, 1998, 223 pages ;
TROUILLOT (Michel-Rolph), Silencing the Past : Power and the Production of History, Beacon Press, 1995, 191 pages.
Paris, le 22 janvier 2022, par Amadou Bal BA - http://baamadou.over-blog.fr/