22 mai 2020
5
22
/05
/mai
/2020
19:08
Mory KANTE s'est éteint ce vendredi 22 mai 2020, à Conakry, en Guinée, son pays d'origine. Mory KANTE, ambassadeur de bonne volonté de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation (FAO), avait chanté au profit de la lutte contre la fièvre Ebola qui frappa durement la Guinée entre 2013 et 2016. Il était une personnalité incontournable dans son pays : «La culture africaine est en deuil. Mes condoléances les plus attristes. Merci l’artiste. Un parcours exceptionnel, exemplaire, une fierté» écrit, dans un tweet, Alpha CONDE, le président guinéen.
Le président Macky SALL du Sénégal a également rendu hommage à Mory KANTE : «L'Afrique vient de perdre un de ses dignes fils, une icône de sa culture. Mory Kanté fut un artiste talentueux, créateur de sons et de rythmes, ambassadeur de son pays et de l'Afrique. Au peuple guinéen et à mon frère le Président Alpha Condé, je présente mes condoléances émues» écrit le président sénégalais. Après différents voyages dans le monde, Mory KANTE s’était réinstallé en Guinée, en mécène pour de jeunes artistes ; il possédait une salle de spectacle et deux studios d’enregistrement, pour aider à monter différents concerts. «Je veux contribuer à industrialiser la musique et la culture africaine à travers ce projet. Il comprendra une grande école de musique, où seront enseignés les instruments traditionnels et où seront dispensés des stages de formation aux métiers du spectacle» dit Mory KANTE. En effet, pour lui, la jeunesse «doit travailler dur. Un jeune cheval sait courir, mais ignore où se trouve les difficultés, les problèmes. Nous, on a vécu le calvaire» dit-il. Mory avait aussi le sens de l’Histoire : «J’utilise le Moment en faisant en sorte que ma musique ne meurt pas. Parce que je la fais consciencieusement, je la fais avec amour, rigueur. C’est éternel. Quand je fais un disque, ça reste. «Yéké Yéké» est resté» dit-il.
Mory est né le 29 mars 1950, à Albadarya, préfecture de Kissoudougou, région de Faranah, en Guinée, dans une fratrie de 38 enfants. Son 11ème album, «Sabou», signifiant la cause en Soussou, est un hommage à son village natal. «J’ai choisi ce titre pour rendre hommage au village de Guinée qui m’a vu naître : c’est là-bas, à Albadariah, que j’ai «ouvert les yeux» sur la fabuleuse histoire des Kanté, dont je porte le nom. Mon grand-père maternel descendait de Soumaworo Kanté, roi du Sossou. J’ai pris conscience de la grandeur de cette famille et, pour poursuivre l’œuvre de ces pionniers, joueurs de balafon dans les cours des royaumes, j’ai appris dès 7 ans à en jouer et, à 10 ans, j’étais déjà invité dans les villages environnants. Mon village natal m’encadrait et me choyait. C’est pour le remercier de cette affection que je lui ai dédié cet album» dit-il. Son père, El Hadji Diéli Fodé KANTE, était ami du premier président guinéen, Sékou TOURE. Mory porte le prénom de son grand-père paternel. Mory est issu d’une lignée de grands griots. Sa mère, Fatoumata KAMISSO, d’origine malienne, est une grande griotte de Guinée.
Authentique griot, ses parents l'ont soustrait à l'école pour qu'il se consacrer à son art ; il apprend, dès l’âge de 15 ans, chez sa tante, Manamba KAMISSO, à Bamako, au Mali, le balafon et la Kora, instruments de musique des griots africains : «Chez nous, pour être un bon chasseur, un bon pêcheur ou un bon griot, il faut être initié, c’est-à-dire qu’il faut avoir été préparé et ouvert à certaines réalités. Tout dépend de la famille à laquelle vous appartenez. À 15 ans, j’ai été envoyé à Bamako auprès de ma tante, la griotte Ba Kamissoko. Pendant ce séjour, je suis allé écouter les grands griots, pour comprendre et apprendre. C’est ainsi que je me suis formé à la kora, cette harpe-luth à 21 cordes, instrument fétiche des griots, maîtres de la parole et de la mémoire en Afrique de l’Ouest. La kora que j’utilise aujourd’hui remonte à cette époque ; elle m’a été offerte par mon oncle. C’est lui qui m’a appris à la manier. Les griots sont des hommes mentalement formés à vivre des épreuves fortes. Leur enseignement m’a permis de garder la tête froide et de survivre au vertige du succès de «Yéké Yéké» dit-il. Mory KANTE est conscient de la valeur des traditions africaines dans le développement de son art : «Ma force, c’est la tradition. La perpétuation de la tradition, de la réalité, la vérité. C’est moi qui vais sauver maintenant le monde à travers ce que je dis, à travers mes paroles. Je suis quatre fois Ambassadeur des Nations Unies. On me donne 49 dates pour aller sauver les forêts africaines, les forêts amazoniennes. C’est moi qui vais parler, dire la vérité. Ils ont choisi un Africain» dit-il. Pour lui, la nouvelle définition de l’héroïsme mandingue c’est la lutte de MANDELA contre l’Apartheid, une nouvelle ère de l’identité africaine.
Adolescent, Mory avait tendance à écouter les musiques de Johnny et Sylvie VARTAN ainsi que James BROWN. Mory est particulièrement attaché à la tradition orale dont les gardiens farouches sont les griots «Même si notre histoire n’est pas écrite, la voix de la communication doit être la culture. L’Afrique doit participer à l’évolution de la musique dans le monde. Il faut que nous ayons une place, même s’il faut aller sur la lune. On ira avec notre culture» dit-il.
Mory KANTE a un rapport irrationnel avec sa Kora, comme le chapelet en diamants que lui a donné le Pape : «La Kora, c’est ma première femme. Elle représente toute une histoire pour moi. Ma Kora voyage. Toujours avec moi. Quand je suis en première classe, elle est avec moi. Elle a une place qui est payée. Si tu ne l’acceptes pas, j’annule ton concert» dit-il, en plaisantant. En effet sa Kora lui a été offerte, en 1976, par El Hadji Sékou KOUYATE . Il lui avait confié qu’elle le nourrirait, lui et sa famille. Mory est un griot voyageur et une icône respectée de la Pop africaine et mondiale.
Repéré par Tidjane KONE, il se rend, en 1971 au Mali pour collaborer avec «le Rail Band» fondé en 1969, un orchestre qui anime le très populaire buffet de la Gare de Bamako. Mory KANTE, en guitariste et balafoniste accompagne Salif KEITA. En 1973, Mory KANTE rejoint un orchestre rival «Les Ambassadeurs», devenant le chanteur de ce groupe, Mory KANTE fera une interprétation magistrale du «Mali Sadio» sur la compilation «Royaume du Mandé». Il aborde les styles les plus divers, inspirés du pur funk à la James BROWN (1933-2006), comme «Moko Jolo» enregistré en 1974 avec le «Rail Band» et repris en 1993 sur son album «Nongo Village» ; Son «Dugu Kamalemba» sur un rythme d’Afrobeat, est un hommage à Fela Ramsone KUTI (1938-1997). Mory KANTE interprétera aussi les grands classiques de la musique traditionnelle mandingue comme «Alla La Ké», ou «Nanfoulèn». Il voyage à travers toute l’Afrique et rend encore plus populaire la Kora. Il a collaboré avec l’orchestre afro-cubain «Las Maravillas du Mali» pour un morceau célèbre, «rdv chez Fatimata». En 1976, Mory reçoit le trophée de la «Voix d’Or» au Nigeria. En 1978, il décide de compléter sa formation de griot en allant voir les maîtres de la tradition dans les grands sites historiques du Mandingue.
De 1978 à 1983, il s’installe à Abidjan, en Côte d'ivoire et collabore avec d’autres groupes, ainsi qu’avec son demi-frère, Diéli Moussa DIAWARA, un chanteur et compositeur. C’est en RCI que Mory KANTE expérimente ce qui va constituer la grande originalité de sa musique, l’une des clés de sa célébrité. «J’ai opté pour les recherches sur le son des instruments traditionnels africains : le balafon, le violon, le Bolon et surtout la Kora, dit-il. Alors que tous les orchestres s’équipaient d’instruments modernes (guitares, claviers…), je pensais qu’il était dommage de laisser cette richesse de côté» dit-il.
Mory KANTE garde un souvenir impérissable, avec pleine de reconnaissance et de gratitude pour son séjour en Côte-d’Ivoire : «La Côte d’Ivoire a fait beaucoup pour moi. Elle a fait ma vie. Je suis mille fois reconnaissant à ce pays. Mais les gens ne le savent pas. Les temps ont changé. Mais la réalité n’a pas changé. Elle demeure. Je ne peux pas quantifier tout ce que les Ivoiriens ont fait pour moi. C’est inimaginable ! C’est immense ! C’est ce qu’on appelle l’humanité» dit-il. Mory entreprend de moderniser les airs traditionnels en y insufflant des rythmes occidentaux et, malgré la désapprobation des anciens, il électrifie sa Kora et ajoute à sa musique des rythmes Rock et Funky. A Abidjan, il s’est s’installé dans un lieu célèbre, au «Climbier», fréquenté par plusieurs vedettes internationales comme Barry WHITE (1944-2003) ou Johnny PACHECO (né le 23 mars 1935). «Ils appréciaient l’adaptation que je faisais de leurs tubes avec mon orchestre traditionnel. C’est ainsi que mon nom a commencé à circuler, aboutissant en 1981 à mon premier album, Courougnégné. Il avait été produit par Gérard Chess, un directeur du label américain Ebony» dit-il.
Paris étant la capitale culturelle de l’Afrique, Mory KANTE arrive en France en 1984, mais il n’a pas de titre de séjour. En dépit de son expérience et de son talent, Mory KANTE est obligé de tout recommencer. Fréquentant Paco RABANNE, à force d’abnégation, de résilience, le talent de Mory KANTE finira par forcer l’admiration et l’estime de tous. Mory KANTE a vite compris que la mondialisation résultante du processus long et complexe des découvertes et des progrès scientifique et technologique est une véritable aubaine, une opportunité pour les cultures africaines. En effet, le progrès de la musique mandingue à travers la discographie de Mory KANTE est la manifestation de cette opportunité, la Kora ayant pu côtoyer les instruments d’origine occidentale, dans une symbiose harmonieuse, pour rendre l’authenticité des cultures africaines dans toute sa plénitude. En 1985, Mory KANTE participe à la musique du film «Black Mic-Mac». Il est aussi parmi les 30 artistes africains de Paris qui contribuent à l’aventure «Tam-tam pour l’Ethiopie» initié par Manu DIBANGO (1933-2020). C’est à cette occasion qu’il rencontre Philippe CONSTANTIN (1944-1996), producteur de disques. Il décroche un contrat chez Barclay. L’album «10 Cola Nuts», coproduit par le pianiste américain David SANCIOUS connaît du succès auprès du public et est nominé pour les Victoires de la musique 1986. En raison de cette remontée, Mory KANTE entame de nombreuses tournées : Europe, Afrique du Nord, Mali, Sénégal, Etats-Unis. Sa musique oscillant entre tradition et modernité est bien accueillis par diverses audiences. C'est en 1987 avec son morceau «Yéké Yéké» que Mory KANTE devient mondialement connu et sort de la clandestinité. En 1988, Mory reçoit, pour «Akwaba Beach», la Victoire de la Musique du meilleur album francophone : «En 1991, soit quatre ans après «Yéké Yéké», j’ai dirigé, à l’occasion de l’inauguration de la Grande Arche de la Défense, à Paris, un projet symphonique qui réunissait 130 griots musiciens et vocalistes traditionnels» dit-il. Cependant, Mory KANTE est resté sans papiers, en situation irrégulière en France, tout en représentant parfois la France à l’intérieur ou à l’extérieur : «Moi, l’ancien «sans-papiers», j’ai plusieurs fois représenté la France avec Khaled ou encore Kassav, notamment à Central Park à New York. J’ai vécu tout cela sereinement, tout en gardant à l’esprit qu’il fallait toujours rester créatif. Car la vie d’artiste aujourd’hui est une affaire de business. C’est une réalité avec laquelle il faut composer. Je le dis sans amertume, dans la mesure où j’ai profité de ce système. Heureusement qu’on ne peut pas jeter une culture comme on jette une orange après l’avoir pressée Une culture se réincarne ; à travers elle, chaque peuple défend son identité, son avenir. Pour ma part, j’ai réussi à réaliser mon ambition : intégrer les instruments africains au concert de la musique universelle. Tout le monde, aujourd’hui, connaît le balafon ou la kora, utilisés par des groupes qui pratiquent une musique de fusion» dit-il.
Mory KANTE qui a gagné en visibilité, sort un nouvel album, «Ten Cola Nuts», produit par un musicien de Bruce SPRINGSTEEN et collabore avec le chanteur français Jacques HIGELIN (1940-2018) qui le fait jouer en première partie de ses concerts à Bercy devant 16 000 personnes. Il est couronné par le «Griot d’Or» à Paris et par le Prix Kilimandjaro d’Africa n°1. En 2000, Leonardo DI CAPRIO demande à Mory KANTE l’illustration musicale de son film “The Beach" avec un remix de «Yéké Yéké». En décembre 2000, il est convié au Vatican pour animer la fête du jubilé du Pape, pour représenter la musique africaine.
Mory KANTE a enregistré, sous son nom plus de 12 albums ; il est détenteur de 16 disques d’or. En 2012, il avait sorti un album, avec 11 titres, appelé «le Griot électrique» dans lequel il a utilisé la flûte peule, le balafon mandingue et sa Kora, emblématique. Il y rend hommage aux femmes, souvent les grandes oubliées de l’histoire. Cependant, son 11ème album, «Sabou» est érigé à la gloire des instruments traditionnels africains : «Mon idée était de défendre la musique africaine, de faire connaître nos instruments traditionnels à l’échelle internationale. J’ai essayé d’inventer, à partir de ces instruments, quelque chose d’inédit, mais qui soit compréhensible par tous les publics. C’est le même schéma dans nos groupes électriques : les congas, les Doun-douns jouent le rôle des djembés. J’ai voulu montrer l’origine africaine des musiques comme le rock, la pop. Uniquement avec des instruments comme le Carignan, le Cabassa, le Bolon, le N’gony, la flûte, le Tama, j’ai écrit des partitions, créé des mélodies qui sonnent comme une formation électrique avec violon et synthétiseur. Alors qu’en fait seule une guitare sèche ici et là fait une concession à la modernité» dit-il. En 1990, Mory KANTE est au sommet de son art, avec l’album «Touma» enregistré avec la participation Carlos SANTANA.
Le 11 album, «La guinéenne», diffusé le 30 avril 2012 a pour thèmes majeurs l’optimisme et l’inspiration. La chanson du même nom, est aussi bien un témoignage d’amour à l’Afrique et à la Guinée qu’un trésor de conseils avisés sur la confiance, l’abnégation au travail, la gratitude et l’importance de préserver les traditions face à la modernité. «La guinéenne» est un hommage retentissant aux femmes de ce monde, trop souvent opprimées et négligées en dépit de tous leurs sacrifices, et dévouement, ainsi le rôle central qu’elles jouent dans la société. «La guinéenne» est aussi un hommage à la création artistique de Mory KANTE, dont le travail a permis de façonner la voix de l’Afrique de l’ère post-coloniale, et qui est ainsi devenu l’un des interprètes les plus influents et les plus attachants de la musique africaine contemporaine.
C'est une période tragique et difficile pour les artistes africains et noirs (Manu DIBANGO, Idir, Little Richard, le batteur, Tony ALLEN).
Références
DAVID-MUSA SORO (Gabriel, A), «De la mondialisation des cultures, comme une opportunité pour les cultures africaines», Ethiopiques, n°74, 1er semestre 2005 ;
DIAWARA (Malick), «Disparition de Mory Kanté», Le Point, 22 mai 2020 ;
KASSY (J), «Mory Kanté : On m’a chargé de sauver le monde», La Dépêche d’Abidjan, 17 février 2013 ;
KEITA (Cheikh Mamadou Chérif), Massa Makan Diabaté : un griot mandingue à la rencontre de l’écriture, Paris, L’Harmattan, 1995, 153 pages, spéc 89-95 ;
MAZZOLENI (Franck), L’épopée de la musique africaine : rythmes d’Afrique atlantique, Paris, Hors Collection, 2008, 159 pages, spéc 47-55 ;
SECK (Nago) CLERFEUILLE (Sylvie), Les musiciens africains des années 80, Paris, L’Harmattan, 1986, 167 pages, spéc 91-96 ;
SIEWE (Alex), «Mory Kanté, revient au village», Jeune Afrique, 3 novembre 2004 ;
SPIEGEL (Justine), «L’Ode aux femmes de Mory Kanté», Jeune Afrique, 13 mai 2012.
Paris, le 22 mai 2020 par Amadou Bal BA - http://baamadou.over-blog.fr/