IV – Analyse de la Cour
En la forme, la Cour a d’abord statué sur l’exception soulevée par les requérants, relativement au caractère prétendument tardif du dépôt du mémoire en réponse du Burkina. En effet, selon les demandeurs, l’Etat du Burkina, qui a reçu la requête le 28 mai 2015, devait y répondre au plus tard dans les trente jours, soit, de leur point de vue, avant la date du 27 juin 2015. Cependant, en application des dispositions de l’article 75 alinéa 2 de son Règlement, la Cour a estimé que tous les délais de procédure sont francs, et que le dernier jour pour le dépôt étant un jour non travaillé, c’est bien au plus tard le lundi 29 juin 2015 que l’Etat défendeur devait déposer son mémoire. Or, c’est bien ce jour même que le dépôt a été effectué. Il en résulte que l’exception tirée de la tardiveté du dépôt du mémoire en défense doit être rejetée.
La Cour a également statué sur la demande en intervention formulée par le cabinet «Falana and Falana’s Chambers». Elle a considéré qu’en vertu de l’article 21 du Protocole de 1991 relatif à la Cour, le droit d’intervention n’est ouvert qu’aux Etats. En conséquence, elle a déclaré irrecevable la demande d’intervention qui lui était soumise.
Au sujet de l’incompétence alléguée par le Burkina Faso et tirée du caractère non effectif des violations prétendues, la Cour a toujours considéré qu’elle ne devait, en principe, sanctionner que des violations des droits de l’homme effectives, réelles, avérées, et non des violations possibles, éventuelles ou potentielles. L’on pourrait alors être tenté, dans le cas présent, de s’interroger sur le bien-fondé de son intervention puisqu’au moment où elle est saisie, aucune violation n’est encore commise, aucun cas de rejet effectif de candidature ne lui a été rapporté, aucune candidature individuelle n’a été écartée en vertu des nouvelles dispositions, bref, il n’existe aucun préjudice réel.
Ce serait oublier, comme elle a au demeurant eu à le dire dans le passé, qu’elle peut valablement se préoccuper de violations non encore réalisées, mais très imminentes. En l’espèce, la violation prétendue n’a pas encore été accomplie, mais elle pourrait l’être très prochainement. Le processus électoral, si l’on se fie aux indications données à la Cour, devrait s’ouvrir près de soixante dix (70) jours avant la date du scrutin, soit, pour des élections prévues le 11 octobre 2015, la date fatidique du 1er août 2015. La Cour est donc saisie dans l’urgence. Dans la configuration présente, si elle devait attendre que des dossiers de candidature soient éventuellement rejetés pour agir, si elle devait attendre l’épuisement des effets d’une transgression pour dire le droit, sa juridiction dans un contexte d’urgence n’aurait aucun sens, les victimes présumées de telles violations se retrouvant alors inexorablement lésées dans la compétition électorale.
Au demeurant, cette position de la Cour, relativement aux caractéristiques du préjudice allégué devant elle, a été clairement expliquée dans l’arrêt «Hissène Habré contre Etat du Sénégal», rendu le 18 novembre 2010. La Cour y rappelle «sa jurisprudence dans l’affaire Hadidjatou Mani Koraou c/ Etat du Niger où elle affirmait que sa compétence n’est pas d’examiner des cas de violation in abstracto mais des cas concrets de violations de droits de l’homme (…). Ainsi donc, en principe, la violation d’un droit de l’homme se constate a posteriori, par la preuve que cette violation a déjà eu lieu» (§48). La Cour a cependant ajouté qu’il se peut que dans des circonstances particulières, «le risque d’une violation future confère à un requérant la qualité de victime» (§49).
Il existe alors «des indices raisonnables et convaincants de probabilité de réalisation d’actions» susceptibles de violer les droits de la personne (§53). Dans une telle hypothèse, qu’elle considère comme étant celle de l’espèce, la Cour peut parfaitement connaître de l’affaire.
C’est donc à tort que l’Etat du Burkina avance que la Cour ne peut se prononcer faute de violation déjà commise des droits en cause.
Au titre de sa compétence, la Cour doit également préciser que s’il est hors de question qu’elle assure la police des élections que les Etats membres organisent, elle peut être valablement saisie lorsqu’il apparaît que le processus électoral est entaché de violations de droits de l’homme, violations dont la sanction relève de sa compétence.
Au sujet de l’irrecevabilité du recours, tirée de ce que le droit en cause – droit de participer aux élections et à la gestion des affaires publiques – serait un droit de l’individu et non d’une formation politique, la Cour doit d’abord rappeler qu’elle n’est pas saisie que par des partis politiques, elle l’est également par des citoyens. Mais même si elle n’était saisie que par des associations de type politique, la Cour estime que rien ne l’empêcherait d’en connaître, pour la raison qu’une restriction d’un tel droit peut parfaitement léser une formation politique, structure dont la vocation consiste précisément à solliciter le suffrage des citoyens et à participer à la gestion des affaires publiques. Non seulement les textes qui régissent la Cour n’excluent pas que celle-ci puisse être saisie par des personnes morales – à la condition qu’elles soient cependant victimes– (article 10 d) du Protocole de 2005), mais ce serait de façon purement artificielle et déraisonnable que la Cour refuserait à des partis politiques le droit de la saisir dès lors que des droits liés à leur vocation de compétiteurs électoraux étaient violés.
Il s’ensuit que la thèse de l’irrecevabilité, soutenue par l’Etat du Burkina, doit être rejetée.
Sur le fond, le problème soumis à la Cour est relativement simple. Il s’agit, pour l’essentiel, de savoir si la modification de la loi électorale burkinabé, compte tenu de l’application qui en est faite, méconnaît le droit de certains partis politiques et citoyens à concourir au suffrage, à participer aux élections.
Pour répondre à cette question, la Cour doit d’abord rappeler un certain nombre de principes dégagés des textes qui la régissent ainsi que de sa jurisprudence.
Le premier de ces principes, qui revêt une portée singulière dans le cas qui lui est soumis, est son refus de s’instituer juge de la légalité interne des Etats. La Cour, en effet, a toujours rappelé qu’elle n’était pas une instance chargée de trancher des procès dont l’enjeu est l’interprétation de la loi ou de la Constitution des Etats de la CEDEAO. Deux conséquences en découlent.
La première est qu’il faut écarter du débat judiciaire toute référence au droit national, qu’il s’agisse de la Constitution du Burkina Faso, ou de normes infra-constitutionnelles quelles qu’elles soient. Dans leurs écritures, les requérants se sont en effet référés aussi bien à la Constitution nationale (article 1er) qu’à la Charte de la Transition (article 1er également). La Cour doit considérer de telles références comme inappropriées dans son prétoire. Juridiction internationale, elle n’a vocation à sanctionner que la méconnaissance d’obligations résultant de textes internationaux opposables aux Etats.
La seconde conséquence est qu’il ne saurait être question, dans la présente affaire, de s’épancher sur le sens qu’il faut donner au nouvel article 135 du Code électoral du Burkina Faso. La tentation peut exister, devant la relative ambiguïté du texte incriminé, de se livrer à l’exégèse de celui-ci, ou de lui conférer un certain sens, d’orienter son interprétation dans une direction donnée.
La Cour ne saurait bien entendu entreprendre une telle démarche, qui serait aux antipodes de sa position de principe qui a été rappelée plus haut. Elle continue à considérer que, pas plus dans cette affaire que dans d’autres qui l’ont précédée, sa fonction ne consiste à découvrir l’intention du législateur national, ou de concurrencer les juridictions nationales sur leur propre terrain, qui est celui de l’interprétation des textes nationaux précisément. Mais la Cour retrouve sa compétence dès lors que l’interprétation ou l’application d’un texte national a pour objet ou pour effet de priver des citoyens de droits tirés d’instruments internationaux auxquels le Burkina Faso est partie.
Pour la Cour, il ne fait aucun doute que l’exclusion d’un certain nombre de formations politiques et de citoyens de la compétition électorale qui se prépare relève d’une discrimination difficilement justifiable en droit. Il peut certes arriver que dans des conjonctures particulières, la législation d’un pays institue des impossibilités d’accéder à des fonctions électives à l’encontre de certains citoyens ou de certaines organisations. Mais la restriction de ce droit d’accès à des charges publiques doit alors être justifiée, notamment, par la commission d’infractions particulièrement graves. Il ne s’agit donc pas de nier que les autorités actuelles du Burkina Faso aient, en principe, le droit de restreindre l’accès au suffrage, mais c’est le caractère ambigu des critères de l’exclusion, et l’application expéditive et massive qui en est faite, que la Cour juge contraire aux textes. Interdire de candidature toute organisation ou personne ayant été politiquement proche du régime défait mais n’ayant commis aucune infraction particulière, revient, pour la Cour, à instituer une sorte de délit d’opinion qui est évidemment inacceptable.
Il convient donc de donner au droit de restreindre l’accès à la compétition électorale sa portée exacte. Un tel droit ne doit pas être utilisé comme un moyen de discrimination des minorités politiques.
A cet égard, l’argument de l’illégalité des changements anti constitutionnels de gouvernement, que l’on pourrait, sur la base du nouveau code électoral opposer aux requérants, ne tient pas. Sans entrer dans une discussion sur la qualification même des conditions dans lesquelles le précédent régime a voulu modifier la Constitution, la Cour rappelle simplement que la sanction du changement anticonstitutionnel de gouvernement vise des régimes, des Etats, éventuellement leurs dirigeants, mais ne saurait concerner les droits des citoyens ordinaires. Ni l’esprit des sanctions des changements anti constitutionnels de gouvernement, ni l’évolution générale du droit international tendant à faire des «droits de l’homme» un sanctuaire soustrait aux logiques des Etats et des régimes, n’autorise une application brutale et indiscriminée des mesures coercitives que l’on pourrait à cet égard concevoir.
Si donc le principe de l’autonomie constitutionnelle et politique des Etats implique sans conteste que ceux-ci aient la latitude de déterminer le régime et les institutions politiques de leur choix, et d’adopter les lois qu’ils veulent, cette liberté doit être exercée en conformité avec les engagements que ces Etats ont souscrits en la matière. Or, il ne fait aucun doute que de tels engagements existent, l’impressionnante liste des textes invoqués par les requérants en atteste amplement. Dans le cadre particulier de la CEDEAO, on se contentera de renvoyer aux dispositions suivantes du Protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance, conclu en 2001 :
– Article 1er g) : «L’Etat et toutes ses institutions sont nationaux. En conséquence, aucune de leurs décisions et actions ne doivent avoir pour fondement ou pour but une discrimination (…)» ;
– Article 1er i) : «Les partis politiques (…) participent librement et sans entrave ni discrimination à tout processus électoral. La liberté d’opposition est garantie» ;
– Article 2.3 : «Les Etats membres prendront les mesures appropriées pour que les femmes aient, comme les hommes, le droit de voter et d’être élues lors des élections, de participer à la formulation et à la mise en oeuvre des politiques gouvernementales et d’occuper et de remplir des fonctions publiques à tous les niveaux de l’Etat».
La Cour est d’avis que l’exclusion en cause dans la présente affaire n’est ni légale, ni nécessaire à la stabilisation de l’ordre démocratique, contrairement aux allégations du défendeur. La restriction opérée par le Code électoral n’a au demeurant pas pour seul effet d’empêcher les requérants à se porter candidats, elle limite également de façon importante le choix offert au corps électoral, et altère donc le caractère compétitif de l’élection.
Enfin, la thèse avancée par l’Etat défendeur, suivant laquelle la mesure litigieuse ne serait pas discriminatoire eu égard au fait que des acteurs de la Transition eux-mêmes seraient concernés par cette restriction du droit de participer aux élections, ne saurait évidemment être acceptée par la Cour. Il va de soi, en effet, que les raisons de la restriction ne sont pas les mêmes pour les uns et pour les autres. Alors qu’il s’agit d’éviter que les acteurs de la Transition méconnaissent le principe d’égalité des candidats en usant de leur présence et de leur position dans l’Etat pour «prendre l’avantage» sur leurs concurrents, il est question, s’agissant des proches du régime défait, de sanctionner leurs prises de position passées. Dans leur cas précis, la restriction revêt un caractère quelque peu stigmatisant, infâmant, qui n’existe évidemment pas pour les acteurs de la Transition. La défense de l’Etat du Burkina Faso, sur ce point, ne peut donc être acceptée.
La position dégagée par la Cour semble, au surplus, être celle d’autres instances juridictionnelles ou quasi-juridictionnelles, lorsqu’elles ont eu à traiter de cas similaires.
Dans son Observation générale 25, adoptée au titre du paragraphe 4 de l’article 40 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies déclare : « L’application effective du droit et de la possibilité de se porter candidat à une charge élective garantit aux personnes ayant le droit de vote un libre choix de candidats. Toute restriction au droit de se porter candidat doit reposer sur des critères objectifs et raisonnables. Les personnes qui, à tous égards seraient éligibles ne devraient pas se voir privées de la possibilité d’être élues par des conditions déraisonnables ou discriminatoires. Nul ne devrait subir de discrimination ni être désavantagé en aucune façon pour s’être porté candidat » (publié le 27 août 1996).
Quant à la Cour européenne des droits de l’homme, elle a, dans un arrêt du 6 janvier 2011 («Aff. Paksas c. Lituanie»), rappelé qu’ «elle juge compréhensible qu’un Etat considère qu’une violation grave de la Constitution ou un manquement au serment constitutionnel revêtent un caractère particulièrement sérieux et appellent une réponse rigoureuse lorsque son auteur est détenteur d’un mandat public (…). Cela ne suffit toutefois pas pour convaincre la Cour que l’inéligibilité définitive et irréversible qui frappe le requérant en vertu d’une disposition générale répond de manière proportionnée aux nécessités de la défense de l’ordre démocratique. Elle réaffirme à cet égard que « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif » doit dans tous les cas être préservée» (§104 et 105, v. également CEDH, 22 septembre 2004, «aff. Aziz c. Chypre»).
Pour l’ensemble de ces raisons, et sans qu’il soit besoin de statuer sur le caractère «consensuel» ou non du changement de la loi électorale intervenu avant les élections, la Cour estime que les formations politiques et les citoyens burkinabé qui ne peuvent se présenter aux élections du fait de la modification de la loi électorale (loi n° 005-2015/CNT portant modification de la loi n° 014-2001/AN du 03 juillet 2001) doivent être rétablis dans leur droit. Elle précise, en outre, que les instruments internationaux invoqués au soutien de la requête lient bien l’Etat du Burkina Faso.
La Cour estime qu’il est logique, dans ces conditions, que l’Etat du Burkina Faso supporte les dépens.
PAR CES MOTIFS :
La Cour, statuant publiquement, contradictoirement en matière de violations de droits de l’homme, en premier et dernier ressort,
En la forme
Rejette les exceptions d’incompétence et d’irrecevabilité soulevées par l’Etat du Burkina;
Se déclare compétente pour examiner la requête qui lui est soumise ;
Déclare recevable la requête qui lui est soumise ;
Déclare également recevable le mémoire en défense de l’Etat du Burkina;
Déclare irrecevable la demande en intervention présentée par le cabinet «Falana and Falana’s Chambers».
Au fond
– Dit que le Code électoral du Burkina Faso, tel que modifié par la loi n° 005-2015/CNT du 07 avril 2015, est une violation du droit de libre participation aux élections ;
– Ordonne en conséquence à l’Etat du Burkina de lever tous les obstacles à une participation aux élections consécutifs à cette modification ;
– Condamne l’Etat du Burkina aux entiers dépens.
Ainsi fait, jugé et prononcé publiquement par la Cour de justice de la CEDEAO à Abuja, les jour, mois et an susdits.
Et ont signé,
Hon Juge Yaya BOIRO
Hon Juge Hamèye Founé MAHALMADANE
Hon Juge Alioune SALL
Assistés de Me Aboubacar DIAKITE Greffier
Paris, le 21 avril 2018, par M. Amadou Bal BA - http://baamadou.over-blog.fr/
Cet article a été publié dans les journaux THIEYDAKAR et FERLOO.
En effet, rien n’est fait pour le bien-vivre ensemble, pour les plus démunis, la classe moyenne, l’intégration des étrangers, l’emploi, le logement, le transport, bref toutes ces préoccupations majeures jugées constamment prioritaires dans tous les sondages. Les moyens financiers existent pour répondre à ces défis. En effet, au sortir de la Seconde guerre mondiale, alors que la France était ruinée, des partis de gauche ont mis en place, un système de solidarité, «Les Jours heureux». En revanche, dans notre période, pourtant d’abondance, tout est mis en oeuvre pour démolir ces acquis sociaux, au détriment des retraités, des fonctionnaires, de la classe moyenne et des collectivités territoriales. Pour dégager ces ressources et ces marges manoeuvre, il faudrait mettre fin à ces 5 interminables guerres locales coûteuses, sans objectifs cohérents et inefficaces pour nous protéger. Chaque jour on annonce la fin du fondamentalisme et chaque jour des populations sont les «dégâts collatéraux» de bombardements intensifs. Des pays, jadis stables et prospères, sont devenus des champs de ruines. Nos politiques semblent jubiler devant les morts, le sang et les larmes. Lucrèce, un latin, évoquant la Nature dominée qui vient d’apostropher l’homme dominé par l’appétit insatiable de la vie, lui dit «Si, une voix de la Nature des choses, se levait lasse enfin de nos terreurs sans cause et gourmandait ainsi quelqu’un des mécontents : Mortel, pourquoi ce deuil ? Pourquoi ces pleurs constants ?». Ces sommes folles, englouties dans des guerres sans vainqueurs, auraient pu être investies pour bien-être ici, de ceux-là qui croient que «C’est mieux avant». La haine appelant la haine, rien n’en sortira de bon. Comme le dirait Voltaire "Presque toute l'Histoire est une suite d'atrocités inutiles". Par conséquent, «Nos vies valent mieux que leurs profits» avait, fort justement, dit M. Olivier BESANCENOT.